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11 décembre 2015 5 11 /12 /décembre /2015 16:32

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Un devoir urgent pour les femmes – les femmes pour la paix permanente (1915)

Décembre 1915. La section française du Comité international des Femmes pour la paix permanente édite cette brochure, intitulée Un devoir urgent pour les femmes. Synthèse des réflexions les plus lucides que les (rares) esprits libres portaient sur la situation après un an et demi de guerre.

La brochure scandalisa partis et journaux, majoritairement masculins et bellicistes… Des femmes qui pensaient – et pensaient la guerre !!


Depuis seize mois à travers la mort, les hommes, à la guerre, font tout leur devoir. Nous femmes, l’âme anxieuse, depuis seize mois, nous cherchons encore le nôtre. Aux premières heures, après le mouvement naturel de désespoir, notre devoir a été de nous ressaisir. Devant le calme et la résolution de ceux qui partaient, la crainte d’être indignes d’eux, de les affaiblir par nos larmes, nous a redressées. Sous peine de déshonneur, il fallait contenir nos plaintes. Et parce qu’il le fallait, sans savoir comment, nous nous sommes élevées du désespoir à la résignation. Il fallait davantage. Il fallait agir. Travailler pour les soldats, pour les prisonniers, soigner les blessés, venir au secours des réfugiés, des orphelins, aider les chômeurs. Tout cela nous l’avons fait et le faisons encore, sans presqu’y songer, trop avides de donner un peu à ceux qui se donnent tout entiers ; mais en le faisant nous avons bien conscience que tout cela n’est rien, et qu’en face de tels événements ces pauvres gestes ne peuvent suffire. Aussi, par dessus ces devoirs quotidiens, nous sommes-nous laissées exalter peu à peu par la vision de notre peuple en armes, levé pour son indépendance. Loin du combat, nous voulons, coûte que coûte, rester fidèles à nos vivants et à nos morts.

L’activité charitable, la religion des héros, notre tâche finit-elle là ? N’avons-nous plus à penser et à juger ? Notre devoir peut-il être de subir docilement la guerre, comme une épreuve naturelle ?

***

Pour pouvoir répondre, de nos foyers paisibles, imposons-nous l’effort douloureux de regarder enfin la guerre face à face.

Depuis un an, plus de cinq millions de morts, cinq millions d’agonies inconnues ! Parmi ces cadavres, plus de 600.000 des nôtres. Le double de blessés, de malades, d’infirmes, sans parler des prisonniers. A travers notre France du Nord, la Belgique, la Galicie, la Pologne, les Balkans, les villes et les villages en cendres, les campagnes dévastées. Des contrées plus grandes que la France entière mises à feu et à sang. Des millions d’habitants emmenés en captivité ou chassés à l’aventure. Toute la population de la Pologne errant sur les routes, mourant de faim et de froid. Les massacres d’Arméniens par les Turcs, le massacre des Belges et des Serbes par les Allemands et les Autrichiens, le massacre des Juifs et des Galiciens par les Russes.

Toutes les nations d’Europe décimées, ruinées. Et ce n’est rien encore. Car ces morts, ces millions de morts, ce ne sont pas en chaque nation les premiers hommes venus. Comme si la guerre choisissait ses victimes, ceux qu’elle nous a tués, qu’elle nous tue chaque jour, ce sont les meilleurs d’entre nous, ceux qui marchent en avant et s’exposent sans compter, les artisans et les coeurs d’élite, tous les hommes qui en chaque ville, en chaque métier étaient le centre de la vie, de l’initiative, de l’espérance. Eux disparus, les nations vont rester inertes et vidées.

Faut-il songer à l’autre épuisement ? Toute la sève, toute la richesse de la France s’écoule avec le sang des Français. Combien de bons travailleurs manquent déjà à la tâche ? Le travail du passé – la réserve précieuse du pays – est emporté au néant par chaque heure de guerre. Actuellement la France dépense à peu près 100 millions par jour, soit près de 3 milliards par mois ; c’est-à-dire qu’en six semaines la dépense dépasse celle d’une année de paix ; on peut dire encore qu’en cinquante jours la France dépense pour son compte la valeur de l’indemnité que l’Allemagne lui a imposée en 1871 : 5 milliards. 5 milliards tous les cinquante jours.

***

Telle est cette guerre dont on nous a vanté les bienfaits.

Remarquons d’abord qu’elle diffère de toutes les autres guerres. Ce n’est plus une guerre brillante et rapide où, après quelques manoeuvres et quelques batailles, un des adversaires s’avouait vaincu ; c’est une guerre incessante et obscure, guerre de tranchées, guerre d’immobilité où chacun des adversaires, cramponné au terrain, s’applique à le défendre pied à pied, décidé à succomber sur place plutôt que de vraiment reculer ; et quand il recule, c’est pour recommencer inlassablement, quelques pas en arrière, le même effort surhumain.

Une telle guerre de résistance héroïque et acharnée échappe à tous les anciens cadres. Mais nos idées retardent toujours sur les événements, et nous nous obstinons à répéter les mots d’autrefois : « action décisive », « écrasement », « défaite », « victoire », alors que visiblement ces mots ne conviennent plus.

La raison de cette transformation subite ? C’est que, jusqu’à présent , l’immense masse des citoyens restait éloignée de la guerre et que le seul choc de quelques armées décidait du résultat. Pour la première fois dans l’histoire du monde, les nations toutes entières ont été levées et lancées les unes contre les autres : plus de vingt millions d’hommes, jeunes et vieux, sont en présence.

Des nations qui, depuis un an, consentent chaque jour un pareil sacrifice croient toutes en la justice et en la sainteté de leur cause. Aussi de tous côtés entend-on les mêmes discours : défense de la Patrie menacée, libération des opprimés, conquête d’une paix définitive. Quel que puisse être le crime de certains Gouvernements, c’est un fait douloureux, mais de première importance, que, partout, les soldats croient lutter pour l’existence même de leur nation. Par là s’explique ce fait, que toutes les armées, même les plus décriées jadis, se battent avec un héroïsme sans précédent, au point que de tous côtés les états majors eux-mêmes sont amenés à rendre hommage à la vaillance de leurs adversaires. C’est s’aveugler volontairement et manquer de loyauté que de nier ou de négliger l’espèce d’estime mutuelle où se tiennent les braves de chaque camp.

Telle est cette guerre unique dans l’histoire, parce que, pour la première fois, toutes les Patries s’y sont données corps et âme.

Dans une telle guerre où tous les peuples luttent pour la vie, les massacres se poursuivent sur les mêmes positions et toujours sans résultats. L’histoire n’offre aucun exemple de cette égalité d’armes à peu près complète, de cette dépense de force aboutissant à l’impuissance. Même dans les régions orientales, où il y a eu et où il peut y avoir encore de grandes avances et de grands reculs, c’est en vain que l’assaillant s’est imaginé remporter une réelle victoire. La prise de Varsovie devait, selon les Allemands, provoquer la débâcle russe et marquer de ce côté le terme de la guerre. Or, depuis bien des mois, ils ont dépassé leur terre promise et la lutte se poursuit sans aucun changement. Demain, en proie au même mirage, ennemis et alliés vont s’enfoncer vers l’Orient. C’est à Constantinople que l’imagination va placer quelque temps l’appât de la victoire finale. Depuis seize mois toujours le but s’éloigne au moment où il semble atteint. Toujours le peuple envahi se refuse, avec une énergie croissante, à s’avouer vaincu. Peut-être les hommes finiront-ils par comprendre qu’on ne maîtrise pas un peuple comme un individu et qu’aucune force au monde n’aura jamais raison d’une grande nation résolue à ne pas céder.

A la force, toute nation peut et doit résister indéfiniment. Par la force, aucune nation ne peut plus l’emporter. Dans une guerre de toutes les Patries, si l’on entend toujours par victoire le fait de réduire l’adversaire à merci, il faut dire, sans hésiter, que la victoire, comme d’ailleurs la défaite, est devenue impossible. Aucun peuple ne peut vaincre mais aucun ne peut être vaincu. Et si l’on entend par victoire le fait de « tenir », il faut dire qu’après un an de guerre tous les peuples sont victorieux et que tous semblent invincibles. Que notre peuple, au lieu de vivre dans l’attente angoissée du lendemain comprenne donc, en s’affranchissant de toute inquiétude comme de toute vaine ambition, que depuis un an il a remporté une immense victoire par cette résistance improvisée, mais inébranlable, qui sera l’étonnement de l’avenir. En revanche, l’heure n’est-elle pas venue de reconnaître sincèrement que cette guerre, qui ne ressemble à aucune autre, ne peut s’achever non plus comme les guerres d’autrefois ? Faut-il encore de longs mois d’agonie pour comprendre que la guerre actuelle, par la vaillance des combattants comme par la perfection de l’outillage, est destinée à rester une guerre sans résultat ?

***

Il pourrait sembler dur de renoncer à l’espoir enthousiaste des premiers mois, difficile d’admettre que des sacrifices surhumains n’aient servi qu’à sauver la Patrie sans transformer tout l’avenir. Mais, par la guerre, une telle transformation a-t-elle jamais été possible ? Ne faudrait-il pas mettre ailleurs cette juste espérance ? Depuis un an on répète de toutes parts – et chez tous les belligérants – que la guerre va du moins renouveler la face du monde, qu’elle va nous libérer soudain de toute oppression, de tout ennemi, de toute guerre, mais que, pour porter de tels fruits, elle doit être poursuivie « jusqu’au bout ». Au lieu de répéter obstinément cette formule obscure, ne faut-il pas se demander sincèrement quels biens inestimables pourraient résulter pour notre peuple d’une prolongation indéfinie de la guerre.

I. – Ce que nous recueillerons « au bout » seraient-ce des conquêtes ? Personne, en France, n’y a jamais sérieusement songé. Ni du point de vue de la justice, ni du point de vue de l’utilité, personne chez nous n’oserait devant la France et devant l’Europe soutenir ouvertement de si folles prétentions.

II. – Se propose-t-on, comme terme de cette guerre, l’écrasement de l’Allemagne et de l’Autriche ? Qu’entend-on par là ? S’il s’agit de l’anéantissement de 100 milIions d’ êtres humains, de telIes pensées ne se réfutent même pas.

S’agit-il simplement d’un démembrement politique des Empires du Centre ? Mais il faudrait nous dire par quels procédés on se flatte d’imposer à un peuple de pareilles transformations et, à supposer même qu’on y soit parvenu, par quels procédés on se flatte de lui faire accepter sérieusement le nouveau régime, alors que toute l’histoire démontre l’impossibilité de faire durer un Gouvernement établi par contrainte.

Veut-on seulement l’épuisement de l’ennemi ? Veut-on, par une guerre de plusieurs années, le réduire aux dernières limites du dénuement ? Mais ne risque-t-on pas de se condamner soi-même à un état semblable ? Et d’ailleurs, est-il possible de prévoir jusqu’où irait la résistance d’une grande nation moderne menacée dans sa vie. Tous les faits tendent à prouver que, malgré les dépenses journalières, les difficultés d’approvisionnement,malgré l’ampleur du massacre quotidien, une grande nation résolue à tous les sacrifices doit pouvoir, en restreignant sa consommation et en appelant chaque année de nouvelles classes, disposer de réserves pratiquement inépuisables.

III. – Les partisans de la guerre à outrance ont renoncé depuis longtemps à l’idée d’un écrasement de l’ennemi. Ce qu’ils nous promettent désormais, c’est par le moyen de cette guerre, la libération de tous les peuples opprimés, l’établissement d’une Paix définitive.

La libération des peuples opprimés ? on oublie peut-être un peu trop que des puissances très diverses, la Russie par exemple à côté de la Prusse et de l’Autriche, se partagent l’honneur de les tenir sous leurs sceptres. Pour un certain nombre d’entre eux , il semble qu’une transformation démocratique de l’Europe dont ils font partie serait plus à désirer qu’une brusque et totale scission. Pour d’autres, au contraire, une autonomie complète serait la seule solution légitime. Mais de toutes façons, les revendications de ces diverses nationalités posent des problèmes si complexes qu’ils ne peuvent être résolus que pacifiquement, et que seuls de grands congrès peuvent les aborder. D’ailleurs il va de soi qu’on ne saurait réclamer ni annexion, ni transfert de territoire contraires aux voeux de la population.

La Paix définitive ? Croit-on sincèrement que ce soit par les armes qu’il soit possible de la conquérir et de l’assurer tout à coup ? Croit-on sincèrement qu’on va par la guerre détruire, comme on détruit un village, le militarisme de Prusse et d’ailleurs ? Se flatte-t-on à force de canonnades de provoquer en Europe, un jour ou l’autre, la réduction des armements ? Ne voit-on pas que la Paix future, durable ou précaire, dépend beaucoup moins de quelques batailles que de la sagesse des Gouvernements et de la volonté permanente, de l’énergie réformatrice de chaque peuple ? Ne voit-on pas que tout progrès réel doit s’accomplir dans chaque nation, et par elle-même, jamais du dehors ? Ne voit-on pas que les forces néfastes de guerre ne font depuis des mois que s’accroître, et resteront en Europe aussi redoutables qu’auparavant ?

IV. – Reste une dernière hypothèse: la guerre doit être poursuivie jusqu’au bout pour des raisons économiques. II faudrait enlever à l’ennemi toute possibilité de nous faire concurrence. Coûte que coûte, il faudrait ruiner le commerce et l’industrie de l’Allemagne et ne pas, cette fois, s’arrêter à mi-chemin. Mais est-il possible de confondre la guerre et l’industrie ? En réalité aucune victoire militaire ne peut assurer la « supériorité » économique d’un pays sur l’autre, car cette supériorité dépend presque exclusivement de l’activité et de l’habileté dont font preuve, dans l’exercice de leur métier, les nationaux des deux pays. De même, aucune défaite militaire n’empêchera jamais 100 millions d’hommes ingénieux et persévérants de travailler comme par le passé, de produire, de vendre leurs produits à bon marché et de les exporter.

L’idée de l’enrichissement par la guerre est-elle plus acceptable ? Il ne s’agit pas d’un enrichissement pendant la guerre. Nous savons ce que chaque journée coûte. On s’efforce au contraire, d’oublier ces fleuves de milliards épuisés en quelques semaines, en se répétant que l’Allemagne et l’Autriche porteront un jour la charge de ces dépenses. Aussi l’idée d’une formidable indemnité de guerre imposée à l’ennemi est-elle, de tous les buts qu’on assigne à la guerre, un des plus populaires. Elle l’est d’ ailleurs en Allemagne autant que chez nous. Avant tout il faudrait évaluer exactement l’ensemble des dépenses dont on ferait peser la charge sur l’ennemi. Pour notre part, en comptant les dépenses et les pertes faites par la France, la Belgique, l’Angleterre, l’Italie, la Russie et la Serbie, on arrive déjà, pour quinze mois de guerre, à un total qui ne s’éloigne pas beaucoup de 100 milliards. Or, à supposer même qu’un peuple puisse jamais s’acquitter de sommes pareilles, il est bien clair que, pour l’y obliger, il faudrait l’avoir réduit à merci, comme jamais, même par un Napoléon ou un César, un peuple n’a pu l’être. Et il faudrait encore après cette victoire écrasante, suivie de quelqu’entrée à Berlin, pouvoir conserver cette toute puissance, pouvoir maintenir cette tutelle pendant les 30, 40 ou 50 ans sur lesquels s’échelonneraient les paiements. Prolonger la guerre pour obtenir une compensation matérielle, c’est, en refusant de se résigner aux pertes déjà subies, préparer des pertes nouvelles.

Telle est cette guerre – guerre sans issue militaire probable, guerre stérile pour l’avenir. – Nous demandions au début de ces pages si notre devoir était de la subir comme une épreuve naturelle, que la fatalité apporte et emporte. Repondre par l’affirmative ne serait-ce pas avouer seulement notre faiblesse et notre lâcheté ? La guerre est faite par les hommes, ils restent maîtres de la guerre. Elle durera le temps qu’ils voudront. Il semblerait souvent que les non-combattants aient à se garder d’un unique péril : fléchir avant l’heure. Ce péril est réel, mais il est un autre péril : à côté du crime d’une paix prématurée, Il y a le crime d’une guerre prolongée sans utilité.

Parler d’une guerre sans résultat, serait-ce donc admettre également une paix sans conditions ? Qui ne voit la différence et même l’opposition des deux formules ? Puisque la guerre ne semble pouvoir aboutir à aucune action décisive, c’est à la fois une nécessité et un devoir sacré, pour un peuple comme le nôtre, de ne jamais céder à la contrainte de l’ennemi, de ne jamais accepter les conditions injustes qui pourraient lui être proposées. Il faut écarter, quoiqu’il arrive, toute paix qui, directement ou indirectement, porterait atteinte à l’indépendance politique et économique ou à l’intégrité territoriale de la France et de la Belgique, car il n’est pas permis à un peuple de s’abandonner à la volonté d’autrui.

Nous ne demandons pas, comme dans un accès de criminelle folie, que notre patrie réclame la paix. Mais nous ne croyons pas que l’heure où s’arrêtera la guerre soit inscrite d’avance sur le livre du destin. La paix ne viendra pas d’elle-même. II ne faut pas l’attendre comme un miracle ; il faut la préparer comme une oeuvre humaine qui sera ce que la feront les efforts de tous.

Si tous les peuples s’acharnent ardemment au massacre, c’est qu’un malentendu tragique les sépare. Chaque parti est sûr que l’autre veut l’humilier, le ruiner, l’anéantir. Quelle preuve en a-t-il ? Des manifestations tapageuses et fanatiques, des rumeurs, des légendes, des tendances de race ou des traditions historiques. C’est parce que ces craintes se nourrissent d’elles-mêmes qu’elles croissent sans mesure et sans fin. Et cependant, tôt ou tard, la paix ne revêtira-t-elle pas la forme d’un arrangement entre les deux puissants groupes de nations qui ne peuvent songer à se supprimer l’un l’autre ? Ne suppose-t-elle pas quelque entente, précédée de quelque détente ? On conçoit mal comment les Etats en guerre pourront jamais traiter s’ils mettent leur point d’honneur à se déclarer intraitables.

Nous femmes, qui cherchons avec angoisse notre vrai devoir ne nous apparaît-il pas qu’à l’heure actuelle nous avons un rôle à jouer ? Les combattants, malgré des épreuves dont ils connaissent seuls tout le poids, s’interdiront toujours les mots et les pensées qui les détourneraient de l’oeuvre sanglante à laquelle ils se trouvent attachés. Ils combattent en silence. Parfois seulement, presque timidement, ils s’adressent à nous. Ils nous demandent si la guerre avance et si la paix approche. Tandis qu’ils veillent sur nous, face à l’ennemi, ils ont l’espoir que nous veillons sur eux. Pouvons-nous leur répondre que nous nous désintéressons de l’avenir, que la guerre finira quand elle pourra ? Et leur ardeur ne seraient-elle pas accrue s’ils étaient sûrs que nous ne les laisserons pas un jour de trop à leur héroïque mission ?

La Section française de la Ligue des Femmes pour la Paix permanente a formulé et transmis à tous les membres du Sénat et de la Chambre des députés le voeu suivant :

« Nous, femmes françaises, Confiantes dans les déclarations répétées des Gouvernements alliés que le seul but de la guerre actuelle est une paix conforme au droit ;

Confiantes dans la promesse faite le 3 novembre par le Gouvernement français à propos des conditions de la paix future ;

Après avoir hautement déclaré qu’il y a lieu, quoi qu’il arrive, d’écarter toute paix qui, directement ou indirectement porterait atteinte à l’indépendance politique et économique et l’intégrité territoriale de la France et de la Belgique ;

Mais attendu que les lenteurs et les fautes de la diplomatie secrète ont montré à quel point un contrôle démocratique était nécessaire ;

Emettons le voeu :

1. Que tous les Gouvernements alliés formulent leurs conditions de paix et les fassent connaître ;

2. Que ces Gouvernements ne rejettent pas de parti pris les propositions de paix, faites ou à venir, d’où qu’elles viennent ;

3. Que le Gouvernement français soumette celles-ci à l’examen des Chambres, et, par conséquent , au contrôle de l’opinion. »

Si ce grand acte de raison était accompli, les forces en présence resteraient les mêmes, l’organisation de la lutte se continuerait avec autant de zèle et de science, la volonté de ne pas fléchir serait tendue avec la même énergie. Mais il y aurait quelque chose de changé : l’entente pacifique entre des hommes de sang-froid, des hommes raisonnables, apparaîtrait de nouveau comme une possibilité humaine, comme un espoir.

Que les femmes qui partagent avec nous cette croyance répandent ce voeu autour d’elles ;

Qu’elles se groupent et envoient leur adhésion à la Ligue (voir le bulletin ci-contre).

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5 décembre 2015 6 05 /12 /décembre /2015 13:49
Le 3 décembre 1915, Joffre est nommé commandant en chef des armées françaises.

Roger FRAENKEL

Roger Fraenkel est né en 1935 à Liège. Il étudie les Arts Appliqués à l'Industrie. C'est un passionné de tout ce qui fait la France : langue, paysages, population, patrimoine. Il est le créateur de plusieurs entreprises de voyage en France, ce qui lui vaudra d'être lauréat du Soleil d'Or du Tourisme.

"Désormais, enfin libre (retraité) face au panorama éminemment français de la baie du Mont Saint Michel, je partage mon temps entre la recherche, l'écriture et l'animation d'une association ayant pour objet le culte du souvenir et l'amour de l'histoire de France. Sans prétendre au statut d'historien, la concentration de sept années de travaux solides sur une période aussi réduite que 1914 à 1916 me permet sans doute de justifier celui de chercheur. Avec un sujet d'étude central : le général Joffre. Ma recherche est fondée sur la fréquentation assidue des services d'archives militaires, civils, politiques et diplomatiques".

Les recherches de Roger Fraenkel l'amènent à écumer de nombreuses bibliothèques civiles et militaires, à visiter les sites historiques dont il parle, et à rencontrer nombre d'historiens locaux.

Son premier ouvrage publié, Joffre, l'âne qui commandait des lions, bien que très critique et d'une certaine verdeur de langage, n'a suscité aucune réfutation d'ordre historique.

Source : Editions italiques

Le Maréchal sans peur (extrait de Joffre l'imposteur, dernier chapitre)

Ainsi s'achève la carrière d'un très banal fonctionnaire bouffi de vanité, aussi tyrannique qu'incompétent, fourvoyé en prédateur mortel à la tête d'une armé française dont il ne fut en vérité ni le chef admiré ni même l'un des membres distingués, car nul combattant ne peut se reconnaître en celui qui, en un demi-siècle de service, n'a rien appris de ce qui fait un combattant. En voici la preuve suprême.

Pour couronner l'imposture du chef de légende sauveur de l'humanité on le poussa à l'Académie française le 19 décembre 1918, occasion qu'il ne laissera pas échapper pour faire étalage de sa bêtise face au monde militaire. Au détour de son discours de réception, sacrifiant à l'évocation convenue du poilu, on l'entendra prononcer ces mots : « Dans les yeux de ceux qui rentraient du combat comme dans les yeux de ceux qui y montaient, j'ai vu toujours le même mépris du danger, l'ignorance de la peur... » La voilà, la preuve suprême.

Peut-on prétendre avoir commandé des millions d'hommes et ignorer cette réalité : tous les combattants sans exception ont eu peur ? Non. On ne le peut. Sauf un Joffre. Voilà ce qu'il ne faut pas craindre d'écrire d'un jean-foutre comme avait coutume de le dire le maréchal Ney, à propose de celui qui prétendait n'avoir jamais connu la peur. Ney, un véritable combattant, lui, un maréchal authentique, le brave des braves à qui la peur était familière ; que serait le courage s'il n'y avait la peur ? S'était-il dit une fois pour toute...............................................................................................

Ce qu'en dit le général Sabatier devant Verdun : « … Et puis ne plus craindre d'avoir peur, quel apaisement ! Car si par crânerie je croyais n'avoir donné à personne l'impression d'avoir peur, je devais m'avouer qu'une angoisse mortelle m'avait parfois secrètement étreint tandis que j'étais sous l'implacable orage d'une machinerie de guerre digne du diable ». Verdun... où Pétain ne risque pas de se tromper sur ce qu'est le poilu rentrant -quand il rentre- du combat féroce. « … Quel découragement quand ils revenaient, soit individuellement comme éclopés ou blessés, soit dans les rangs de leurs compagnies appauvries par les pertes. Leur regard, insaisissable, semblait figé par une vision d'épouvante ». Une vision d'épouvante là où Joffre n'aperçoit qu'ignorance de la peur... Ah il n'a pas dû croiser le canonnier Paul Lintier au désastre d'Ethe, le 22 août 1914 : « L'obus vient droit sur nous, et c'est alors quelque chose d'indicible ; l'air devenu sonore, l'air qui vibre tout entier et dont les vibrations se communiquent aux chairs, aux nerfs, jusqu'aux moelles... Je tends le dos, je tremble. Je sens en moi trépider l'instinctif besoin de fuir. La bête se cabre devant la mort... Je sue, j'ai peur, j'ai peur. Je sais bien pourtant que je n fuirai pas, que je me laisserai tuer à ma place ».

« La peur est notre reine et nul ne peut échapper à sa puissance » proclame le lieutenant Marot dans une admirable étude sur la peur, que confirme l'historien Frédéric Rouseau : « Les hommes ont peur ? Oui. Qui peut le contester ? Seuls les fous n'éprouvent pas ce sentiment. Et avoir peur n'empêche pas de faire preuve de courage ». Ultime vision inspirée par l'homme au combat, aux prise avec sa peur, voici celle de Maurice Genevoix sur les Côtes de la Meuse en septembre 1914. Un pur chef-d'oeuvre. « Porchon, regarde les. J'ai dit cela tout bas. Et tout bas aussi, il me répond : Mauvais, nous aurons du mal tout à l'heure. C'est en se retournant il a, du premier regard, aperçu toutes ces faces anxieuses, fripées d'angoisse, nouées de grimaces nerveuses, tous ces yeux agrandis et fiévreux d'une agonie morale. Derrière nous, pourtant, ils marchent ; chaque pas qu'ils font les rapproche de ce coin de terre où l'on meurt aujourd'hui, et ils marchent. Ils vont rentrer là-dedans chacun avec son corps vivant ; et ce corps soulevé de terreur agira, fera les gestes de la bataille ; les yeux viseront, le doigt appuiera sur la détente du lebel ; et cela durera, aussi longtemps qu'il sera nécessaire, malgré les balles obstinées qui sifflent, et chantent sans arrêt, et souvent frappent et s'enfoncent avec un horrible petit bruit mat qui fait tourner la tête, de force, et qui semble dire : Tiens, regarde ! Et ils regarderont ; ils verront le camarade s'affaisser ; et ils diront : tout à l'heure, peut-être, ce sera moi ; dans une heure, dans une minute, pendant cette seconde qui passe, ce sera moi. Et ils auront peur dans toute leur chair. Ils auront peur, c'est certain, c'est fatal ; mais ayant peur, ils resteront. Et ils se battront, corps dociles, parce qu'ils éprouveront que cela est dû, et aussi, parbleu ! Parce qu'ils sont des hommes ».

… Dans cette cohue d'humanité sublime et torturée, que vient faire un Joffre ? Oui le combattant sait de toutes les vibrations de son être qu'il n'est qu'un remède : l'action, pour le guérir de cette mortelle compagne. Car la peur est la compagne du soldat. Comment un Joffre aurait-il pu la lire dans le regard des combattants, lui qui ne les a jamais regardés ?

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24 novembre 2015 2 24 /11 /novembre /2015 16:35

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Charles BAUDOUIN

Nancy 1893 – Genève 1963

Surtout connu comme psychanalyste. Il existe à Genève un «Institut Charles Baudoin»

Dans ma période suisse il avait un disciple très actif à Nyon, Christophe Baroni, qui publiait une petite brochure trimestrielle de pédagogie et psychologie.

1914, mobilisé comme infirmier dans un hôpital militaire.

Malade et réformé il s'installe en Suisse.

1915 collabore à l'Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève.
Se rapproche de Romain Rolland

Fonde une revue pacifiste «Le Carmel» dans laquelle il publie trois volumes de poèmes dont en 1917 «Eclats d'obus», vingt-sept sonnets qui témoignent de son expérience personnelle avec les dures réalités de la guerre et se montrant critique avec la presse et «les civils dont l'aveuglement devant la réalité sanglante garanti sa continuation» (Nancy Shoan Goldberg)

L'Autodafé

Ils sont dignes du temps de Hoche et de Marceau,

Mais des héros la mort n'est plus tant l'apanage.
Qui donc épargne-t-elle en ce large carnage

Où râlent des mourants sous les morts en monceaux?

Parmi les membres nus, les caissons en morceaux,

Le temps n'a pas encore accompli le drainage

Des étangs de sang rouge où des yeux bleus surnagent;

Des yeux bleus qu'une mère endormit au berceau.

Enfants, vous n'aurez pas l'autre berceau, la tombe:

On vous entassera jusqu'à la nuit qui tombe;

Alors on brûlera le tas qu'on aura fait.

Mais savons-nous du moins, dans notre rage folle,

Pour quel dieu sourd, pour quelle abominable idole

Nous embrasons la nuit d'un tel autodafé?

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22 juillet 2015 3 22 /07 /juillet /2015 10:08


Maxence Van der MEERSCH (1907-1951)

Né dans une famille relativement aisée de Roubaix, ville prospère grâce à l'industrie textile.
La famille est très affectée par la mort de la fille aînée, emportée par la tuberculose en 1918. La mère sombre dans l'alcoolisme, le père mène une vie jugée dissolue.
En 1927 tombe amoureux d'une jeune ouvrière. Il se marient en 1934, 5 ans après la naissance de leur fille.
Avocat de formation, préfère se consacrer à l'écriture. En 1932 connaît le succès avec son premier roman «La maison dans la dune.» En 1935 manque le Goncourt avec «Invasion 14» mais l'obtient en 1936 avec «L'empreinte
du Dieu».

De santé fragile, meurt de la tuberculose en 1951. Sa relation conflictuelle avec le milieu médical fit l'objet de 2 romans: «L'élu» et «Corps et âme».

La vie en territoire occupé (extrait de «Invasion 14»)

Ce samedi là, comme toutes les semaines, avait lieu «la réunion du colonel», après laquelle se retrouvaient les membres de la commission du ravitaillement, afin de discuter des mesures nécessaires pour la semaine suivante.

On y reçut, comme à l'ordinaire, des ordres pour l'administration du village. L'atmosphère était celle d'une réunion de vassaux recevant les volontés de son suzerain. Le colonel arrivait, posait son épée nue sur la table, commandait:
    • Messieurs, silence!
On se taisait. Et il commençait:
    • J'ordonne... J'ordonne... J'ordonne...
Cela tombait comme un couperet.
Il questionna d'abord le maire sur la qualité de la farine K.K., celle qui servait à faire le célèbre pain «caca». Lacombe affirma naturellement qu'elle était excellente.

Le colonel énuméra les sommes que paierait la Kommandantur aux fermiers pour leurs fournitures de beurre, d'oeufs et de lait. Il infligea des amendes à la commune pour des fournitures insuffisantes de denrées, pour des cabinets malpropres, des puits non abrités. …. On écoutait docilement..... Puis vinrent quelques nouveaux commandements, qui plongèrent les assistants dans la stupeur: «J'ordonne:

« Etant donné les cas de contagion qui se sont produits dans l'armée allemande, dorénavant tous les hommes du village subiront une revue de santé.
«Les femmes indiqués sur la présente liste, et suspectes de mauvaises mœurs, se présenteront désormais chaque semaine à la visite médicale du major. La liste sera affichée à la porte de la mairie.

«Les maires de chaque commune seront tenus d'établir dans les huit jours une liste des malades, vieillards, enfants et bouches inutiles en général, en vue de leur évacuation vers la France...
«Messieurs, je lève la séance, et vous convoque ici à huitaine. Bonsoir.»

Il reprit son épée, s'inclina, s'en alla. Même dans cette façon de s'en aller, on sentait le maître.
    • Ainsi, disait Marellis une heure après, messieurs les fermiers sont en compte courant avec la Kommandantur! Ils lui achètent et lui vendent, en reçoivent de l'argent! Et voilà que la mairie va lui fournir des listes de proscriptions ….......................................... …..
    • A propos, coupa Hérard; il y a cette liste de femmes suspectes de contamination.
    • Ah, oui! Fit Lacombe, heureux de la diversion. J'avais oublié.
Il tira la liste de sa poche. Il lut tout haut:
    • Seront soumises chaque semaine à la visite médicale: la fille Augustine Godeaux...
    • Pas étonnant, dit Serez
    • Les deux sœurs Debraine..
    • Les mercières! Pas possible!
On riait, on trouvait cela très drôle.
    • La femme Houez, la fille Lacombe, la fille Norel...
Il avait lu machinalement. Il s'interrompit, au milieu d'un silence consterné. Il reprit le papier, relut, lâcha la feuille, regarda les autres d'un air égaré. Son visage était cramoisi. Il porta la main à son col, aspira l'air comme un homme qui étouffe. On crut qu'il crèverait sur place d'un coup de sang. Tout à coup, il se rua vers la porte et on le vit, par la fenêtre, se précipiter vers la Kommadantur..........................................................................................................................

Dans la cuisine de la ferme Lacombe, les deux sœurs pétrissaient la pâte pour le pain. Elles levaient et laissaient retomber en lambeaux la lourde masse blanche dans le pétrin. Leurs bras nus enfarinés s'empâtaient jusqu'aux coudes. Une poussière de farine poudrait les dalles bleues du sol.

Devant le poêle, la mère tournait le lait battu. On n'entendait que le grattement régulier de la louche raclant le fond de la marmite et le coup sourd de la pâte retombant dans le pétrin. Dehors, il faisait grand vent. Le soir venait, la bise pleurait.

La porte s'ouvrit brusquement. Lacombe entra. Il saisit son chapeau, le lança sur les dalles d'un geste furieux.
- Nom de D...

Les femmes sursautèrent. Il avait bu, bien sûr.

- Nom de D... de nom de D...

Il marcha vers sa femme, approcha de son visage sa face congestionnée et furieuse.
- Alors! Laquelle de tes deux garces de filles s'est faite faire un gosse par les Boches?

La mère Lacombe avait blêmi.
- Tu dis, Hector? T'es fou? Tu dis...
- Laquelle doit passer la visite? Laquelle s'est fait avorter? Hein? Hein? J'ai couru à la Kommandantur! On s'est foutu de ma gueule! On m'a dit que tous les Boches le savaient par le fossoyeur! Hein! Hein!

La mère n'avait rien entendu. Les vociférations de Lacombe ne la touchaient pas. Elle songeait éperdument au moyen de tout sauver, à l'excuse à trouver, tout de suite... Est-elle mariée! Que dirait Babet, le beau-fils, en revenant? Scandale! Déshonneur! L'autre était fille, tout de même, libre...

- Vas-tu répondre! Hurla Lacombe, levant un main formidable.
Elle mutmura:

- C'est.... C'est...

Elle regardait Estelle, puis Judith. Elles se comprenaient. Elles avaient eu la même pensée, toutes les trois. L'honneur... Cette bizarre et grotesque conception de la famille.
- Cest qui?
- Judith...
- Judith?
Il fut frappé. Il avait confiance en sa cadette. Sa fureur s'en accrut.
- Judith! Ah garce! Ah femelle!

Il alla sur elle. Elle s'abritait, levant devant son visage ses mains encore engluées de pâte; elle poussa un cri de terreur.

- Et avec qui, charogne? Avec qui? Avec qui? Réponds, ou je te décarcasse!

- Albrecht... souffla Judith.

- Tu vas foutre le camp d'ici! Dit Lacombe.

Judith regarda tour à tour sa mère et sa sœur. Elles avaient l'air à la fois consternées et stupides, ne disaient pas un mot.
    • Allez, ouste, fou le camp! Redit Lacombe.
    • Hector! Gémit la mère
    • Toi...
Il s'était retourné vers elle, la main retournée pour une gifle. Elle recula, ne dit plus rien.

Judith, lentement, essuyait ses doigts où collait la pâte. Elle dénoua lentement son tablier, du geste d'une servante, le mit sur le dossier d'un chaise, sortit de la cuisine. On ne sait ce qui retint Lacombe, mais il n'osa pas la frapper.


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11 juin 2015 4 11 /06 /juin /2015 14:46

46

Erich Maria REMARQUE (Osnabrück 1898 – Locarno 1970)

Mobilisé, il tire de son expérience de soldat un roman publié en 1929: «A l'ouest rien de nouveau», traduit dans une vingtaine de langues, vendu à des millions d'exemplaires, porté à l'écran en 1930.
Les nazis brûlent ses livres et lui retirent la nationalité allemande. Il s'exile aux Etats-Unis.

Le premier homme que j'ai tué... A l'ouest rien de nouveau, chapitre IX, extraits

… C'est un bombardement qui se déclenche. Des mitrailleuses crépitent... Je suis couché, replié sur moi-même, dans un grand trou d'obus, les jambes dans l'eau jusqu'au ventre.....

….. J'entends des cliquetis, des pas lourds et pesants qui s'approchent... Je n'ai qu'une seule pensée, une pensée déchirante : que feras-tu si quelqu'un saute dans ton trou? Maintenant je tire rapidement de son fourreau mon petit poignard; je l'empoigne solidement et je le cache dans la vase, tout en le gardant à la main.....

….. Près de moi, des pas hâtifs. Ce sont les premiers. Ils sont passés. En voici d'autres. Les craquements des mitrailleuses s'enchaînent sans arrêt. J'entends un vacarme de dégringolade. Justement lorsque je veux me retourner un peu, un corps lourd tombe dans l'entonnoir, glisse et roule sur moi...

Je ne pense à rien, je ne réfléchis pas. Je me borne à frapper furieusement et je sens simplement que le corps tressaille, puis devient flasque et se plie comme un sac. Ma main est gluante et mouillée, lorsque je reprends conscience de moi-même.....

Ah! Ces heures, ces heures là! Le râle reprend: avec quel lenteur meurt un être humain! Car, je le sais, il n'y a pas moyen de le sauver. J'ai, il est vrai, essayé de me figurer le contraire, mais, vers midi, ses gémissements ont détruit ce faux espoir......

C'est le premier homme que j'ai tué de mes mains et dont, je peux m'en rendre compte exactement, la mort soit mon ouvrage.....

A trois heure de l'après-midi il est mort.

Le silence se prolonge. Je parle, il faut que je lui parle..... «Camarade, je ne voulais pas te tuer. Si, encore une fois, tu sautais dans ce trou, je ne le ferai plus, à condition que toi aussi tu sois raisonnable. Mais d'abord tu n'as été pour moi qu'une idée, une combinaison née dans mon cerveau et qui a suscité une résolution ; c'est cette combinaison que j'ai poignardée. A présent je m'aperçois pour la première fois que tu es un homme comme moi».....

«J'écrirai à ta femme, dis-je hâtivement au mort. Je veux lui écrire; c'est moi qui lui apprendrait la nouvelle ; je veux tout lui dire, de ce que je te dis; il ne faut pas qu'elle souffre; je l'aiderai, et tes parents aussi, ainsi que ton enfant...»

Son uniforme est encore entrouvert. Il est facile de trouver le portefeuille. Mais j'hésite à l'ouvrir. Il y a là son livret militaire avec son nom. Tant que j'ignore son nom, je pourrais peut-être encore l'oublier; le temps effacera cette image. Mais son nom est un clou qui s'enfonce en moi et que je ne pourrai plus arracher.....

Sans savoir que faire, je tiens le portefeuille. Il m'échappe et s'ouvre......

Ce sont les portraits d'une femme et d'une petite fille, de menues photographies d'amateur prises devant un mur de lierre. A côté il y a des lettres. Je les sors et j'essaie de lire. Je ne comprends pas la plupart des choses; c'est difficile à déchiffrer et je ne connais qu'un peu de français. Mais chaque mot que je traduis me pénètre, comme un coup de feu dans la poitrine, comme un coup de poignard au cœur...

J'inscris avec le crayon du mort l'adresse sur une enveloppe et puis, soudain, je m'empresse de remettre le tout dans a veste.

J'ai tué le typographe Gérard Duval. Il faut que je devienne typographe, pensé-je tout bouleversé, que je devienne typographe, typographe...

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1 juin 2015 1 01 /06 /juin /2015 12:22

45

In Flanders Fields

Par John McCrae lieutenant-colonel du Corps médical canadien

In Flanders fields the poppies blow
Between the crosses row and row,
That mark our place ; and in the sky
The larks, still bravely singing, fly
Scarce heard amid the guns below.

We are the dead. Short days ago
We lived, felt down, saw sunset glow,
Loved and were loved and now we lie
In Flanders fields.

Take up our quarrel with the foe ;
To you from failing hands we throw
The torch, be yours to hold it high.
If ye break faith with us who die
We shall not sleep, though poppies grow
In Flanders fields.

Au champ d'honneur

Au champ d'honneur, les coquelicots

Sont parsemés de lot en lot

Auprès des croix; et dans l'espace

Les alouettes devenues lasses

Mêlent leurs chants au sifflement

Des obusiers. Nous sommes morts

Nous qui songions la veille encor'

À nos parents, à nos amis,

C'est nous qui reposons ici

Au champ d'honneur.

À vous jeunes désabusés

À vous de porter l'oriflamme

Et de garder au fond de l'âme

Le goût de vivre en liberté.

Acceptez le défi, sinon

Les coquelicots se faneront

Au champ d'honneur.

Le poème « Au champ d'honneur » est la version française du poème « In Flanders Fields », écrit le 3 mai 1915 par le lieutenant-colonel John McCrae (1872-1918). La traduction officielle du gouvernement canadien fut effectuée par Jean Pariseau (1924-2006).

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1 juin 2015 1 01 /06 /juin /2015 12:19
44

MARCELLE CAPY
Les éclopés (extrait de «Une voix de femme dans la mêlée»)

Une gare. Un train de blessés stationne sur la voie et c’est au long du quai le va et vient des éclopés.
Corps amaigris sous les capotes déteintes et fripées, képis aux visières tordues, visages hâves aux pommettes brûlées de fièvre, barbes incultes, yeux d’angoisse.
Celui-ci porte son bras en écharpe; celui-là traîne la jambe et s’appuie sur un bâton comme un vieillard; cet autre a le front bandé.
Dans un wagon, on en aperçoit un à demi-couché, le torse presque nu, emmailloté de bandelettes comme une momie.
Voici un fantassin dont la figure se crispe, un turco qui a pour fez un turban de linges, un artilleur qui brandit un bras dont la main est partie.
Ce sont ces mêmes hommes qui passèrent aux jours de la mobilisation dans ces trains aux portières fleuries de branches, d’où montait une tempête de rires et de chants.
Ils reviennent voûtés et vieillis, graves, muets. Ils ont vu ce qu’était la guerre. Ils ne la chantent plus.


Marcelle CAPY

Marcelle Marques a choisi pour nom de plume Marcelle Capy, en raison de son affection pour sa mère et ses grands parents Capy (habitant Pradines dans le Lot).

Marcelle Capy est féministe à une époque où les femmes françaises ne bénéficient pas du droit de vote. Elle défend les droits des femmes comme scolaire, ouvrière, citoyenne, épouse, prostituée ...

Marcelle Capy est une socialiste liée au mouvement ouvrier. Etudiante à Toulouse, elle rencontre longuement Jean Jaurès vers 1910; elle rédige des textes pour Bataille syndicale, revue de la CGT.

Marcelle Capy est une pacifiste qui a horreur de la guerre et de toutes les atrocités qu’elle cause. Aussi, elle s’oppose durant la Première guerre mondiale à la direction de la CGT (Jouhaux...) prisonnière de l’Union sacrée contre les Allemands.

Marcelle Capy est une humaniste, naturellement porteuse d’une sorte de socialisme moral qui la porte à défendre et à être solidaire de quiconque est opprimé, malheureux, pauvre...

Marcelle Capy est une écologiste avant l’heure, très sensible à la beauté de la nature et à l’importance de la préserver, un peu comme Giono.

En 1916, elle publie "Une voix de femme dans la mêlée" dont nous avons extrait le texte ci-dessus: Les éclopés. Dans le contexte de propagande nationaliste exaltée que connaît alors la France, nous devons féliciter Marcelle Capy pour son courage.
Des femmes horrifiées par la guerre prirent contact avec elle; ce fut le cas de ma grand-mère et leur correspondance durait encore durant mon enfance à Entraygues entre 1949 et 1962. Que le lecteur ne me demande pas ce qu’est devenue cette correspondance, elle a disparu. J’en retiens seulement le caractère militant de Marcelle Capy.
En 1918, elle entre au Comité de rédaction de La vague dont elle anime la page "féministe". C’est dans ce cadre qu’elle rencontre puis épouse le député socialiste de l’Allier Pierre Brizon qui a participé à la Conférence de Kienthal puis voté contre les crédits de guerre le 24 juin 1916. Ils se sépareront en avril 1923.

Parmi ses travaux d’écrivains et de conférencière, notons:
- "Des hommes passèrent...", couronné du prix Séverine, magnifique témoignage (sur des prisonniers allemands) et plaidoyer pour la fraternité humaine
- De l’amour du clocher à l’amour du monde - Conférence au groupe républicain lotois à Paris, 1932
- Avec les travailleurs de France, 1937

En 1940, elle ne saura prendre ses distances avec le régime de Vichy comme la grande majorité de la population française, comme l’Eglise dont elle commence à se rapprocher, comme d’autres pacifistes. Cela n’invalide pas ce que nous avons écrit d’elle plus haut, en particulier de 1913 à 1918.
Jacques Serieys



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23 mai 2015 6 23 /05 /mai /2015 12:43

Marcel LEBARBIER

Difficile de trouver des renseignements sur cet auteur.
Né en 1894. Professeur.
Ses poèmes de guerre écrits au front paraissent dans les revues «Demain» et «Les Humnbles» de 1916 à 1918, puis en 1922 sous le titre «Malgré les ouraga
ns».

Ce poème évoque une blessure et un séjour à l'hôpital.

Réponse

Saigne, Lebarbier, c'est la gloire,--

On te l'a dit

"Tout juste un peu de sang pour honorer la victoire,"

Ce n'est pas cher, à ce prix.

Les brancardiers vont t'emporter dans la nuit noire,

Trébuchant, s'engueulant,

Les balles perdues vont te faire escorte,

La pluie va te morfondre avec entêtement;

C'est la gloire.

L'hôpital. On te pompera de l'éther à pleine bouche

Et tu sombreras, tête affolée,

Dans un vertige vrombissant..

Puis le réveil et ses nausées...

C'est la gloire, c'est la gloire.

Monsieur l'Major viendra panser tes plaies,

Crispations, saccades apeurées..

--Ainsi quand on serre les fesses--

Ça, Lebarbier, c'est la gloire qui te caresse.

Et de temps en temps, impotent dans ton lit,

Tu demanderas d'une voix timide

Qu'on te mette à faire caca ou pipi;

C'est pour honorer la victoire.

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11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 15:44

42.-

Henri BARBUSSE (1873-1935)

Le Poste de Secours Le feu (ch. XXI, extraits)

Le réseau des boyaux devient de plus en plus étroit; et les hommes qui, de tous les points du secteur, s'écoulent vers le Poste de Secours, se multiplient et s'accumulent dans les chemins profonds.

Les mornes ruelles sont jalonnées de cadavres...... Quelques uns de ces morts restés sur pied tournent vers les survivants leurs faces éclaboussées de sang, ou, orientés ailleurs, échangent leur regard avec le vide du ciel.

Joseph s'arrête pour souffler. Je lui dis, comme à un enfant: «Nous approchons, nous approchons». La voie de désolation, aux remparts sinistres, se rétrécit encore. On a une sensation d'étouffement, un cauchemar de descente qui se resserre, s'étrangle et dans ces bas-fonds dont les murailles semblent aller en se rapprochant, se refermant, on est obligé de s'arrêter, de se faufiler, de peiner et de déranger les morts et d'être bousculés par la file désordonnée de ceux qui, sans fin, inondent l'arrière: des messagers, des estropiés, des gémisseurs, des crieurs, frénétiquement hâtés, empourprés par la fièvre, ou blêmes et secoués visiblement par la douleur.

Toute cette foule vient enfin déferler, s'amonceler et geindre dans le carrefour où s'ouvrent les trous du Poste de Secours.

Un médecin gesticule et vocifère pour défendre un peu de place libre contre cette marée montante qui bat le seuil de l'abri. Il pratique, en plein air, à l'entrée, des pansements sommaires, et on dit qu'il ne s'est pas arrêté, non pus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu'il fait une besogne surhumaine.

En sortant de ses mains, une partie des blessés est absorbée par le puits du Poste, une autre est évacuée à l'arrière, sur le Poste de Secours plus vaste aménagé dans la tranchée de la route de Béthune.

Dans ce creux étroit que dessine le croisement des fossés, comme au fond d'une cour des miracles, nous avons attendu deux heures, ballottés, serrés, étouffés, aveuglés, nous montant les uns sur les autres comme du bétail, dans une odeur de sang et de viande de boucherie

.Des faces s'altèrent, se creusent, de minute en minute......

Joseph est pansé. Il se fraye un passage jusqu'à moi et me tend la main.
- Ce n'est pas grave paraît-il; adieu, me dit-il.

Nous sommes tout de suite séparés par la cohue. Le dernier regard que je lui jette me le montre, la figure défaite, mais absorbé par son mal, distrait, se laissant conduire par un brancardier divisionnaire qui a posé sa main sur son épaule. Soudain, je ne le vois plus.

On me dit de ne pas rester là, de descendre dans le poste pour me reposer avant de repartir.....

Dans le brouhaha des lamentations et des grondements, dans l'odeur forte qu'un foyer innombrable de plaies entretien là, dans ce décor papillotant de caverne, peuplé d'une vie confuse et inintelligible, je cherche d'abord à m'orienter....
Mes yeux s'habituent à la pénombre qui stagne dans la cave, et je discerne à peu près cette rangée de personnages dont des bandages et des emmaillotements tachent pâlement les têtes et les membres.

Eclopés, balafrés, difformes - immobiles ou agités - cramponnés sur cette espèce de barque, ils figurent, cloués là, une collection disparate de souffrances et de misères.....


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11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 15:38

DUHAMEL Georges

né en 1884 à Paris, mort en 1966 à Valmondois Médecin, écrivain, poète (Wikipédia), on peut ajouter humaniste.

En 1914, réformé pour mauvaise vue, il s'engage pour toute la durée de la guerre comme chirurgien aux armées, activité dont il témoignera dans deux livres:

1917 «Vie des martyrs», 1918 «Civilisation» qui obtiendra le Prix Goncourt 1918.

Brancardier

Le soir où j'entrai en fonctions, il y avait eu quelque chose du côté de Maurepas ou le Forest; c'était entre deux grandes journées de la bataille, un de ces épisodes qui n'arrachent pas toujours une ligne au rédacteur du communiqué. Les blessés n'en affluèrent pas moins toute la nuit. Dès leur descente de voiture, nous les faisions pénétrer dans la grande tente. C'était un immense hall de toile éclairé à l'électricité. On l'avait dressé sur le chaume et son sol grossier était encore hérissé d'herbes anémiques et de mottes mal écrasées.. Les blessés qui pouvaient marcher étaient introduits à la file dans une sorte de couloir, entre deux rampes, comme on en voit à l'entrée des théâtres où la foule fait queue. Ils avaient l'air ébloui et surmené.. On leur retirait leur arme, leur coutelas, leurs grenades; ils se laissaient faire, comme des enfants accablés de sommeil. Puis on les interrogeait. Le massacre européen veut de l'ordre. Une comptabilité minutieuse règle tous les actes du drame. Au fur et à mesure que ces hommes défilaient, on les comptait, les couvrait d'étiquettes; des scribes vérifiai leur identité avec la froide exactitude d'employés de la douane. Eux répondaient, d'ailleurs avec la patience de l'éternel public au guichet administratif......................

De l'autre côté de la tente, le spectacle était tout à fait différent: les blessés étaient tous couchés et grièvement atteints.Rangés côte à côte sur le sol rugueux, ils formaient une mosaïque de souffrance teinte au couleurs de la guerre, fange et sang, empuantie des odeurs de la guerre, sueur et pourriture, bruissante des cris, des lamentations, des hoquets qui sont la voix même et la musique de la guerre.
Ce spectacle me glaça. J'avais connu le hérissement du massacre, la chasse et l'hallali. Il me fallait apprendre une autre horreur, celle du «tableau», l'accumulation des victimes gisantes, la perspective du vaste hall grouillant, au ras du sol, d'un amas de larves humaines.
J'avais fini le brancardage et m'empressais autour des blessés; j'avais la maladresse d'une bonne volonté trop émue. Il y en avait qui vomissaient, le front ruisselant, avec des peines infinies. La plupart demeuraient immobiles, raisonnables, comme attentifs aux progrès intérieur de leur mal.......

Les lampes électriques s'auréolaient d'une buée nauséabonde. Sur les parois de la tente, dans les plis,on voyait, par gros paquets noirs, dormir les mouches domptées par la fraîcheur de la nuit.
La salle peu à peu se déblayait. De grandes ondes roulaient sur ses toiles et les agitaient comme d'un frémissement ou comme d'une ruade, selon que le vent ou le canon en était la cause.
Je fis, avec précautions, quelques pas en enjambant les brancards, t je me trouvai dehors, dans une nuit grondante, illuminée par l'aurore boréale du champ de bataille.
J'avais marché les mains en avant, et venait de toucher une palissade; je connus soudain la sensation d'être accoudé au balcon de l'enfer...............................................................

Le matin vint. Ceux qui auront vu les aubes de la guerre, après les nuits employées à combattre ou consumées dans la sanglante besogne des ambulance, ceux-là connaîtront une des plus grande laideurs et une des plus grande tristesses du monde.
Pour ma part, je n'oublierai jamais cette lumière avare et verte, cet aspect découragé des lampes et des visages, cette odeur suffocante des hommes envahis par la pourriture, ce frisson du froid matinal, pareil au dernier souffle glacé de la nuit dans les frondaisons engourdies des grands arbres.

Civilisation, chapitre 3, «Sur la Somme»

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