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11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 15:38

DUHAMEL Georges

né en 1884 à Paris, mort en 1966 à Valmondois Médecin, écrivain, poète (Wikipédia), on peut ajouter humaniste.

En 1914, réformé pour mauvaise vue, il s'engage pour toute la durée de la guerre comme chirurgien aux armées, activité dont il témoignera dans deux livres:

1917 «Vie des martyrs», 1918 «Civilisation» qui obtiendra le Prix Goncourt 1918.

Brancardier

Le soir où j'entrai en fonctions, il y avait eu quelque chose du côté de Maurepas ou le Forest; c'était entre deux grandes journées de la bataille, un de ces épisodes qui n'arrachent pas toujours une ligne au rédacteur du communiqué. Les blessés n'en affluèrent pas moins toute la nuit. Dès leur descente de voiture, nous les faisions pénétrer dans la grande tente. C'était un immense hall de toile éclairé à l'électricité. On l'avait dressé sur le chaume et son sol grossier était encore hérissé d'herbes anémiques et de mottes mal écrasées.. Les blessés qui pouvaient marcher étaient introduits à la file dans une sorte de couloir, entre deux rampes, comme on en voit à l'entrée des théâtres où la foule fait queue. Ils avaient l'air ébloui et surmené.. On leur retirait leur arme, leur coutelas, leurs grenades; ils se laissaient faire, comme des enfants accablés de sommeil. Puis on les interrogeait. Le massacre européen veut de l'ordre. Une comptabilité minutieuse règle tous les actes du drame. Au fur et à mesure que ces hommes défilaient, on les comptait, les couvrait d'étiquettes; des scribes vérifiai leur identité avec la froide exactitude d'employés de la douane. Eux répondaient, d'ailleurs avec la patience de l'éternel public au guichet administratif......................

De l'autre côté de la tente, le spectacle était tout à fait différent: les blessés étaient tous couchés et grièvement atteints.Rangés côte à côte sur le sol rugueux, ils formaient une mosaïque de souffrance teinte au couleurs de la guerre, fange et sang, empuantie des odeurs de la guerre, sueur et pourriture, bruissante des cris, des lamentations, des hoquets qui sont la voix même et la musique de la guerre.
Ce spectacle me glaça. J'avais connu le hérissement du massacre, la chasse et l'hallali. Il me fallait apprendre une autre horreur, celle du «tableau», l'accumulation des victimes gisantes, la perspective du vaste hall grouillant, au ras du sol, d'un amas de larves humaines.
J'avais fini le brancardage et m'empressais autour des blessés; j'avais la maladresse d'une bonne volonté trop émue. Il y en avait qui vomissaient, le front ruisselant, avec des peines infinies. La plupart demeuraient immobiles, raisonnables, comme attentifs aux progrès intérieur de leur mal.......

Les lampes électriques s'auréolaient d'une buée nauséabonde. Sur les parois de la tente, dans les plis,on voyait, par gros paquets noirs, dormir les mouches domptées par la fraîcheur de la nuit.
La salle peu à peu se déblayait. De grandes ondes roulaient sur ses toiles et les agitaient comme d'un frémissement ou comme d'une ruade, selon que le vent ou le canon en était la cause.
Je fis, avec précautions, quelques pas en enjambant les brancards, t je me trouvai dehors, dans une nuit grondante, illuminée par l'aurore boréale du champ de bataille.
J'avais marché les mains en avant, et venait de toucher une palissade; je connus soudain la sensation d'être accoudé au balcon de l'enfer...............................................................

Le matin vint. Ceux qui auront vu les aubes de la guerre, après les nuits employées à combattre ou consumées dans la sanglante besogne des ambulance, ceux-là connaîtront une des plus grande laideurs et une des plus grande tristesses du monde.
Pour ma part, je n'oublierai jamais cette lumière avare et verte, cet aspect découragé des lampes et des visages, cette odeur suffocante des hommes envahis par la pourriture, ce frisson du froid matinal, pareil au dernier souffle glacé de la nuit dans les frondaisons engourdies des grands arbres.

Civilisation, chapitre 3, «Sur la Somme»

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