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11 juin 2015 4 11 /06 /juin /2015 14:46

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Erich Maria REMARQUE (Osnabrück 1898 – Locarno 1970)

Mobilisé, il tire de son expérience de soldat un roman publié en 1929: «A l'ouest rien de nouveau», traduit dans une vingtaine de langues, vendu à des millions d'exemplaires, porté à l'écran en 1930.
Les nazis brûlent ses livres et lui retirent la nationalité allemande. Il s'exile aux Etats-Unis.

Le premier homme que j'ai tué... A l'ouest rien de nouveau, chapitre IX, extraits

… C'est un bombardement qui se déclenche. Des mitrailleuses crépitent... Je suis couché, replié sur moi-même, dans un grand trou d'obus, les jambes dans l'eau jusqu'au ventre.....

….. J'entends des cliquetis, des pas lourds et pesants qui s'approchent... Je n'ai qu'une seule pensée, une pensée déchirante : que feras-tu si quelqu'un saute dans ton trou? Maintenant je tire rapidement de son fourreau mon petit poignard; je l'empoigne solidement et je le cache dans la vase, tout en le gardant à la main.....

….. Près de moi, des pas hâtifs. Ce sont les premiers. Ils sont passés. En voici d'autres. Les craquements des mitrailleuses s'enchaînent sans arrêt. J'entends un vacarme de dégringolade. Justement lorsque je veux me retourner un peu, un corps lourd tombe dans l'entonnoir, glisse et roule sur moi...

Je ne pense à rien, je ne réfléchis pas. Je me borne à frapper furieusement et je sens simplement que le corps tressaille, puis devient flasque et se plie comme un sac. Ma main est gluante et mouillée, lorsque je reprends conscience de moi-même.....

Ah! Ces heures, ces heures là! Le râle reprend: avec quel lenteur meurt un être humain! Car, je le sais, il n'y a pas moyen de le sauver. J'ai, il est vrai, essayé de me figurer le contraire, mais, vers midi, ses gémissements ont détruit ce faux espoir......

C'est le premier homme que j'ai tué de mes mains et dont, je peux m'en rendre compte exactement, la mort soit mon ouvrage.....

A trois heure de l'après-midi il est mort.

Le silence se prolonge. Je parle, il faut que je lui parle..... «Camarade, je ne voulais pas te tuer. Si, encore une fois, tu sautais dans ce trou, je ne le ferai plus, à condition que toi aussi tu sois raisonnable. Mais d'abord tu n'as été pour moi qu'une idée, une combinaison née dans mon cerveau et qui a suscité une résolution ; c'est cette combinaison que j'ai poignardée. A présent je m'aperçois pour la première fois que tu es un homme comme moi».....

«J'écrirai à ta femme, dis-je hâtivement au mort. Je veux lui écrire; c'est moi qui lui apprendrait la nouvelle ; je veux tout lui dire, de ce que je te dis; il ne faut pas qu'elle souffre; je l'aiderai, et tes parents aussi, ainsi que ton enfant...»

Son uniforme est encore entrouvert. Il est facile de trouver le portefeuille. Mais j'hésite à l'ouvrir. Il y a là son livret militaire avec son nom. Tant que j'ignore son nom, je pourrais peut-être encore l'oublier; le temps effacera cette image. Mais son nom est un clou qui s'enfonce en moi et que je ne pourrai plus arracher.....

Sans savoir que faire, je tiens le portefeuille. Il m'échappe et s'ouvre......

Ce sont les portraits d'une femme et d'une petite fille, de menues photographies d'amateur prises devant un mur de lierre. A côté il y a des lettres. Je les sors et j'essaie de lire. Je ne comprends pas la plupart des choses; c'est difficile à déchiffrer et je ne connais qu'un peu de français. Mais chaque mot que je traduis me pénètre, comme un coup de feu dans la poitrine, comme un coup de poignard au cœur...

J'inscris avec le crayon du mort l'adresse sur une enveloppe et puis, soudain, je m'empresse de remettre le tout dans a veste.

J'ai tué le typographe Gérard Duval. Il faut que je devienne typographe, pensé-je tout bouleversé, que je devienne typographe, typographe...

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