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7 août 2014 4 07 /08 /août /2014 17:19

Le baptême du feu

 

Je n'avais que vingt ans d'âge à ce moment là...

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Je me pensais aussi (derrière un arbre) que j'aurais bien voulu le voir ici moi, le Déroulède dont on m'avait tant parlé, m'expliquer comment qu'il faisait, lui, quand il prenait une balle dans le bidon.

Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre décidément, n'était pas terminée! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s'il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement.

Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais et ses chemins qui vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à y pas tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.

Le colonel c'était donc un monstre! A présent j'en était assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait durer indéfiniment... Pourquoi s'arrêteraient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

 

Louis-Ferdinand Céline

Voyage au bout de la nuit





Le baptême du feu

 

(24 août 1914)

L'adjudant nous fait signe de ramper jusqu'à un petit champ de pommes de terre... Sur les coudes, sur les cuisses, j'avance, le front contre les souliers cloutés d'un camarade. M'y voilà! Autour de moi, les balles fouettent la terre meuble, décapitant les fanes de pommes de terre. Nous sommes à vingt mètres d'une grande route bordée d'arbres. Le fossé de la route c'est le salut! Mais il faut franchir un espace découvert et battu par le feu des mitrailleuses. Sale moment! Un homme bondit, fait quelques pas, s'écroule sans un cri, la face contre terre, les bras en croix. Un second s'élance, franchit la moitié du terrain, roule comme un lapin touché et hurle, les mains sur le bas ventre, avec une intonation ridicule «Oh! Là là! Oh!là là là!» Un troisième part, s'arrête net, pivote, la face ensanglanté, et s'abat en gémissant avec une voix de petit enfant : «Maman! Ah! maman !»

…..

A quinze mètres devant moi, un gros noir tombe dans le tas avec un fracas de tonnerre. Lorsque la fumée se dissipe, il n'y a qu'une bouillie d'hommes, d'où sort un horrible râle. Du tas de chair et de drap fumants, émerge brusquement à grand coups d'épaule, un torse sanglant : la face n'est qu'un disque vermillon. Plus de nez, plus d'yeux; je ne vois qu'un trou, un énorme trou qui hurle...

Je m'élance, je saute par-dessus le tas de corps broyés... Du sang, partout du sang; sur les cadavres, sur les blessés qui courent; des flaques rouges sur l'herbe, des éclaboussures sur la route, des giclures sur les troncs. Partout du rouge, du rouge. J'ai du rouge plein les yeux. Lorsque je fixe le ciel, j'y vois des taches pourpres...

 

Jean Galtier-Boissière

Mémoires d'un parisien ; Editions de La Table Ronde, 1960

 

Le caporal Galtier-Boissière découvre ici les horreurs de la guerre et les inepties stratégiques. En septembre 1914, après seulement quelques semaines de combat, il écrira avoir épuisé sa «capacité d'émotion» et rester «insensible» devant les villages en ruines, avouant être définitivement déniaisés par la vision des cadavres : «les lamentations des civils, dont les soudards allemands ont vidés les caves et les armoires, nous ont semblé disproportionnées, presque déplacées, alors que nous venions de défiler, les larmes aux yeux, devant les cadavres putréfiés de nos pauvres camarades tués pour défendre leur village. Maintenant, ces froides ruine à la Pompéi – décor parfaitement adéquat aux horreurs de la guerre – nous laissaient insensibles, alors qu'il y a un mois elles nous auraient peut-être bouleversées.» C'est que, comme l'écrira le cuirassier Céline dans Voyage au bout de la nuit : «On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté».

 

 

Jean Galtier-Boissière, homme de lettres et journaliste, fait son service militaire depuis deux ans déjà quand la guerre déclarée. Caporal incorporé dans l'infanterie puis, après plusieurs séjours à l'hôpital, dans l'artillerie, il ne sera démobilisé qu'en 1918. Entre-temps, il a fondé, en 1915, Le Crapouillot, journal de tranchée qui se développera dans l'après-guerre. Egalement collaborateur du Canard Enchaîné, Galtier-Boissière republiera des souvenirs de guerre – La fleur au fusil, Un hiver à Souchez et Loin de la Riflette – qu'il rassemblera en 1960 dans les trois tomes de Mémoires d'un Parisien, agrémentés de souvenirs inédits.

 

 

Texte de Galtier-Boissière et notes de Gilles Heuré extraits de « Le dégout de la guerre de 1914 »,

éditions Mercure de France, 2014



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