Roger MARTIN du GARD (1881-1958)
Prix Nobel de littérature en 1937.
Famille de la grande bourgeoisie.
Premier succès littéraire en 1913.
Mobilisé en 1914. «Témoin des atrocités du front, il ne veut pas écrire sur ce sujet, mais exprime son pacifisme idéaliste dans ses livres et son journal» (Wikipedia).
Après la guerre, l'écriture d'un long roman, «Les Thibault», va l'occuper de 1920 à 1940. Dans les deux derniers volumes «L'été 1914», il «décrit la marche à la guerre que n peuvent empêcher les socialistes ni les autre groupes pacifistes. Jacques Thibault ne saura que se sacrifier en lançant sur les tranchées un appel à la fraternisation des soldats français et allemands» (Wikipedia).
Le dernier volume, «Epilogue», raconte la longue agonie d'Antoine Thibault gazé pendant le conflit.
Les soins aux blessés
Antoine sourit et but une gorgée de lait pour s'éclaircir la voix:
«Vous avez pourtant fait du bon travail, Patron, depuis trois ans!»
«Non sans peine, je vous assure! Il chercha un autre sujet, n'en trouva pas et reprit:
«Non sans peine! Lorsque j'ai eu, en 1915, à m'occuper de l'organisation des services sanitaires, vous n'imaginez pas ce que j'ai trouvé!»
«C'était l'époque», continua Philip, «où les blessés étaient encore évacués dans des trains
ordinaires, ceux qui avaient amené des troupes ou du ravitaillement... Quand ce n'étaient pas des wagons à bestiaux!... J'ai vu des malheureux qui avaient attendu vingt-quatre heures dans des compartiments non chauffés, parce qu'il n'étaient pas assez nombreux pour former on convoi réglementaire... Ils étaient nourris, le plus souvent, par la population... Et pansés, tant bien que mal, par de bonnes dames charitables, ou par les vieux pharmaciens du cru! Et quand, enfin, le train se mettait en marche, ils en avaient pour deux ou trois jours de trimbalage, avant qu'on les sorte de la paille... Aussi, dans presque chaque convoi, qu'est-ce-que nous avions comme pourcentage de tétaniques! Et on les empilaient dans des hôpitaux bondés, où l'on manquait de tout! d'antiseptiques, de compresses, et, bien entendu, de gants de caoutchouc!»
- «On était débordé...» Philip fit entendre son petit ricanement: «L'offre dépassait la demande..
La guerre exagérait sa casse. Elle ne se conformait pas aux prévisions des règlements!... Mais ce qui était sans excuse, c'est la façon dont la mobilisation médicale avait été conçue et faite! L'armée avait eu sous la main, dès le premier jour, un personnel de réservistes incomparables. Eh bien, quand j'ai été chargé de mes premières inspections, j'ai trouvé des praticiens notoires, infirmiers de seconde classe dans des ambulances qui étaient dirigés par des médecins militaires de vingt huit ou trente ans! A la tête des grands services chirurgicaux, des chefs ignares, qui avaient l'air de n'avoir jamais opérés que des panaris, et qui décidaient et pratiquaient les interventions les plus graves, amputaient à tort et à travers, simplement parce qu'ils avaient quatre ficelles sur leur manche, sans vouloir écouter les avis des civils mobilisés – fussent-ils chirurgiens des hôpitaux – qu'ils avaient sous leurs ordres!... Nous avons mis des mois, mes collègues et moi, à obtenir les réformes les plus élémentaires. Il a fallu remuer ciel et terre pour qu'on révise les règlements, pour que les répartitions des blessés soient confiées à des médecins de carrière... Pour qu'on renonce, par exemple, au principe absurde de remplir d'abord les hôpitaux les plus éloignés, sans tenir compte de la gravité des blessures et de leur urgence... On expédiait couramment à Bordeaux ou à Perpignan des blessés du crâne, qui n'arrivaient jamais à destination parce que la gangrène ou le tétanos les avaient achevés en cours de route! Des malheureux qu'on aurait sauvés, neuf sur dix, en les trépanant dans les douze heures!»
Les Thibault V – L'été 1914 (fin) – Epilogue - Folio
chapitre XIII – La consultation du docteur Philip