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29 septembre 2014 1 29 /09 /septembre /2014 14:57

 

Francis Delaisi – La guerre qui vient… (mai 1911)
Francis Delaisi, journaliste et économiste français avait publié en 1911 un étonnant petit ouvrage, La guerre qui vient, lucide et visionnaire. En voici quelques extraits :
 Les Guerres d’Affaires

Autrefois les peuples étaient des peuples de paysans, et tout naturellement leurs chefs avaient une politique de paysans : leur rêve était d’arrondir leur territoire, de prendre les champs du voisin. C’est pourquoi leurs conflits étaient des conflits de frontière, et leurs guerres, des guerres d’annexion et de conquête. Napoléon, victorieux, s’emparait de la Belgique ; Bismarck, vainqueur, prenait l’Alsace-Lorraine, etc.

Mais, aujourd’hui, tout est changé. Les grandes nations européennes sont gouvernées par des gens d’affaires : banquiers, industriels, négociants exportateurs. Le but de ces hommes est de chercher partout des débouchés pour leurs rails, leurs cotonnades, leurs capitaux. Dans le monde entier, ils se disputent les commandes des chemins de fer, les emprunts, les concessions minières, etc. Et si par hasard deux groupes rivaux ne peuvent s’entendre pour la mise en exploitation d’un pays neuf, ils font appel au canon. C’est ainsi que nous avons vu en 1895 les Japonais se battre avec les Chinois pour l’exploitation de la Corée ; en 1898, les Américains se battre avec les Espagnols pour l’exploitation de Cuba ; en 1899, les Anglais se battre avec les Boers pour l’exploitation des mines du Transvaal ; en 1900, l’Europe entière envahir Pékin pour imposer ses chemins de fer aux Chinois ; enfin, en 1904, les Japonais et les Russes se massacrer pendant dix-huit mois pour savoir qui aurait le droit d’exploiter la Mandchourie.

Cinq guerres en dix années ! Le triomphe du pacifisme !… Toutes ces luttes sanglantes n’ont eu pour résultat aucune conquête : la Mandchourie fait toujours partie du Céleste Empire ; la Chine a gardé son empereur ; l’Afrique du Sud forme un Etat politiquement autonome ; et Cuba est une République indépendante. Mais leurs chemins de fer, leurs emprunts, leurs tarifs douaniers sont la proie des vainqueurs.

Nos grandes oligarchies financières modernes ne cherchent plus des sujets, mais des clients ; elles ne font plus des guerres « patriotiques » à l’ancienne mode. Ces gens d’affaires font des « guerres d’affaires. »

[…]

La France et l’Allemagne

Je connais beaucoup de braves Français qui s’imaginent que l’empereur Guillaume, tous les matins, en prenant son chocolat, se demande s’il ne va pas donner l’ordre de mobilisation et lancer ses uhlans sur Nancy…

Ils croient que l’unique souci des Prussiens est de se jeter sur nous. Et il faut avouer que la grande presse fait tout ce qu’elle peut pour entretenir cette crainte. C’est indispensable à nos métallurgistes pour faire voter les canons et les cuirassés qui enrichissent leurs actionnaires : sans la peur du croquemitaine allemand, que deviendraient les dividendes du Creusot ?

D’ailleurs, il faut reconnaître que le gouvernement de Berlin joue exactement le même jeu avec le peuple allemand. Depuis 1871, chaque fois que Bismarck et ses successeurs ont voulu arracher au Reichstag un septennat militaire et de nouveaux armements, ils ont pris deux ou trois articles de la Patrie et un discours de Déroulède, servi le tout à grands renforts d’éloquence, en agitant le spectre de la Revanche ; et ils ont obtenu, pour leurs métallurgistes, tout ce qu’ils ont voulu. (N’oublions pas que l’Empereur est un des principaux actionnaires de la maison Krupp.)

Donc, des deux côtés, même jeu de paroles menaçantes et d’effets de tribune. Mais comment distinguer si ces menaces sont sincères ou si elles sont un simple bluff… métallurgique ?
Pour cela, il suffit d’examiner les intérêts économiques des deux puissances. En Allemagne, comme en France, comme dans toutes nos grandes nations européennes, ce sont ces intérêts-là – et non pas le caprice des monarques – qui dominent la politique étrangère et décident de la paix ou de la guerre.

[...]

La seule chance de Paix

La guerre est-elle inévitable ? Je ne crois pas. Si dans la lutte économique, si âpre, engagée entre l’Angleterre et l’Allemagne des intérêts vitaux sont en jeu, il n’en est pas de même pour la France. Et il faut toujours espérer qu’un sursaut de la conscience populaire, et la peur d’un soulèvement arrêteront les gens d’affaires avant le terme de leurs dangereuses intrigues. Mais il faut qu’on le sache bien, ce sursaut de la conscience populaire ne se produira pas si les peuples ne sont avertis à temps. Les coteries financières qui s’agitent dans les repaires des chancelleries sont peu nombreuses mais elles ont pour elles le plus terrible des atouts : l’ignorance populaire.

Les grands mots d’Honneur, Patrie, Drapeau, Défense nationale, au nom desquels, depuis des siècles, on a commis tant de crimes et fait tant de guerres injustes et inutiles, sont toujours puissants sur les masses. Pour empêcher les financiers de s’en servir il faut éveiller l’opinion, secouer la torpeur où elle somnole. Et surtout il faut se défier des prêcheurs de paix qui l’entretiennent dans une fausse sécurité. Il peut convenir à des politiciens et à quelques naïfs de s’endormir dans le doux espoir de l’arbitrage obligatoire. En fait, l’Allemagne a déclaré qu’elle ne l’accepterait pas ; et Sir John Fisher, chef suprême de la flotte anglaise et délégué à la Conférence de La Haye, a prononcé cette parole d’une brutale franchise : « En cas de guerre, dussé-je violer tous les règlements de toutes les Conférences de la paix, je n’ai qu’un but : vaincre. Les diplomates s’arrangeront après.» C’est donc une dangereuse illusion que de compter sur le règlement à l’amiable des grands conflits internationaux par l’arbitrage.

En ce moment, d’ailleurs, on constate, sous la pression des gouvernements et des financiers hostiles, un fléchissement de la propagande pacifiste dans les milieux bourgeois. Même dans les masses ouvrières jusqu’ici réfractaires au militarisme, on essaye de faire pénétrer la fièvre militariste. En Allemagne, des politiciens socialistes, et non des moindres, ont déclaré à la tribune du Reichstag qu’en cas de guerre pas un socialiste allemand ne manquerait à l’appel. En Angleterre, un socialiste comme Blatchford a lancé une brochure retentissante : Le Péril Allemand, qui est un appel direct aux passions chauvines, et le Congrès du Labour Party, avec Hyndman, a voté le renforcement de la flotte de guerre. En France même, voici que Jaurès, oubliant le cri traditionnel de son parti: « Plutôt l’insurrection que la guerre! » sous prétexte d’organiser « l’armée nouvelle » propose de militariser nos enfants dès l’école primaire, exiger que tous les avocats, médecins, prófesseurs, produits par la bourgeoisie soient officiers, et prêche, avec son éloquence habituelle, le retour aux traditions patriotiques et guerrières de 1792 !

C’est contre ce réveil des passions chauvines qu’il faut maintenant se défendre. Pour cela, un seul moyen : Instruire le peuple sur la vraie situation de l’Europe ; l’habituer à discerner sous les conflits diplomatiques les intrigues des gens d’affaires, lui montrer sous les grands mots Honneur, Patrie, Sécurité Nationale, les commandes, les concessions et les emprunts qui sont les vrais mobiles des guerres. Et alors, le jour où on l’invitera à aller se faire trouer la peau dans les plaines de Belgique pour assurer les dividendes du Creusot, un si formidable sursaut de la conscience populaire se produira, non seulement chez les ouvriers, mais chez les paysans et les petits bourgeois, que l’oligarchie financière reculera, et que les hommes de proie s’arrêteront au seuil de leur crime. C’est là la seule chance de paix qui nous reste…

Aux hommes de cour d’oser dire la vérité !

 

Au cours de ce mois de septembre qui se termine, 99000 soldats français ont perdus la vie.



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24 septembre 2014 3 24 /09 /septembre /2014 14:52

 

Remy de Gourmont (1858-1915) – Un précurseur

Romancier, journaliste, critique d'art. En 1889 participe à la fondation du «Mercure de France».

En 1891 il fait paraître «Le joujou patriotisme», pamphlet qui s'attaque à l'imagerie patriotique niaise et revancharde. Il est contraint de quitter sa place à la Bibliothèque nationale. La déclaration de la guerre le plonge dans le désespoir. La parution du Mercure de France est interrompue jusqu'au printemps 1915. Il y publie alors «Pendant l'orage» et «Dans la tourmente», chroniques du temps de guerre. Il meurt en septembre de la même année.

 

 

Le joujou patriotisme (extrait)

 

Un de ces tomes cartonnés, niaisement abjects, qu d'universitaires ou d'ecclésiastiques matassins

produisent sans relâche pour la falsifications des juvéniles cervelles; on l'entrouvre et cette image surgit: un vieux militaire, le poitrail illustré de la devanture en en toc d'une bijouterie de faubourg, gémit accablé dans son fauteuil, et un gamin, signalant d'un air entendu, avec le bâtonnet de son cerveau, les symboliques oreilles de tatou qui fleurissent la coiffe d'une nourrice alsacienne appendue au mur : «Pleure pas, grand-père, nous la reprendrons!»

Immédiatement, on pense à cet enfant monté en graine, plus hautement pédonculé que ces choux de Jersey dont on fait des cannes – à M. Paul Déroulède. Lui aussi fait rouler, mais avec fracas et en tapant dessus avec un sabre ébréché, le cerceau avarié du patriotisme, et se penchant vers la France, qui n'est pas sourde, lui hurle dans le tympan : «Pleure pas, grand-mère, on te la rendra, ta symbolique nounou!»

Moins gnan-gnan que le vétuste et lacrymatoire retraité, la matrone impatientée finit par répondre : «J'aimerai assez qu'on me confiât d'autres secrets.»

Nous aussi : le désir de renouer à la chaîne départementale les deux anneaux rouillés qu'un heurt un peu violent en a détaché ne nous hante pas jour et nuit. Nous avons d'autres pensées plus urgentes; nous avons d'autres choses à faire. Personnellement, je ne donnerai pas, en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de ma main droite : il me sert à soutenir ma main, quand j'écris; ni le petit doigt de ma main gauche : il me sert à secouer la cendre de ma cigarette.

….....................................................

Au fait, ces coins de terre d'au-delà les Vosges, sont-ils donc devenus si malheureux? Les aurait-on, par hasard, fait changer de langue, de moeurs, de plaisirs? Ont-ils subis un service militaire plus long ou plus dur, une administration plus pointilleuse, ds fonctionnaires plus rogues, des maîtres d'école plus pédants et plus fats, des embêtements de conscience plus notoires, des impôts plus lourds, un gouvernement moins digne, moins sympathique moins probe?

….............................................................

Le jour, pourtant, viendra peut-être où l'on nous enverra à la frontière : nous irons sans enthousiasme; ce sera notre tour de se faire tuer : nous nous ferons tuer avec un réel déplaisir. «Mourir pour la Patrie» : nous chantons d'autres romances, nous cultivons un autre genre de poésie.

S'il faut d'un mot dire nettement les choses, eh bien : Nous ne sommes pas patriotes.

 

 

 

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21 septembre 2014 7 21 /09 /septembre /2014 19:10

 

Romain Rolland (1866-1945)

Ecrivain français, pacifiste, humaniste, admirateur de Tolstoï et de Gandhi. En 1914 se trouve en Suisse au moment de la déclaration de la guerre. S'engage auprès du Comité International de la Croix-Rouge. Ecrit dans le «Journal de Genève» des chroniques publiées en 1915 sous le titre de sa chronique du 15 septembre 1914 : «Au dessus de la mêlée». Considéré par certains comme un traître à la patrie, ces chroniques et son roman «Jean-Christophe» dont le héros est un musicien allemand contribueront à lui voir attribué en 1916 le Prix Nobel de littérature 1915.

Au-dessus de la mêlée

Notre civilisation est-elle donc si solide que vous ne craigniez pas d’ébranler ses piliers ? Est-ce que vous ne voyez pas que si une seule colonne est ruinée, tout s’écroule sur vous ? Était-il impossible d’arriver, entre vous, sinon à vous aimer, du moins à supporter, chacun, les grandes vertus et les grands vices de l’autre ? Et n’auriez-vous pas dû vous appliquer à résoudre dans un esprit de paix (vous ne l’avez même pas, sincèrement, tenté), les questions qui vous divisaient, - celle des peuples annexés contre leur volonté -, et la répartition équitable entre vous du travail fécond et des richesses du monde ? Faut-il que le plus fort rêve perpétuellement de faire peser sur les autres son ombre orgueilleuse, et que les autres perpétuellement s’unissent pour l’abattre ?  À ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ?

Ces guerres, je le sais, les chefs d’État qui en sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ; chacun s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que les hommes a tout conduit. On entend, une fois de plus, le refrain séculaire : « Fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté », - le vieux refrain des troupeaux, qui font de leur faiblesse un dieu, et qui l’adorent. Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer les désordres de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez. Qu’en ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa ! Cette élite intellectuelle, ces Eglises, ces partis ouvriers, n’ont pas voulu la guerre… Soit !... Qu’ont-ils fait pour l’empêcher ? Que font-ils pour l’atténuer ? Ils attisent l’incendie. Chacun y apporte son fagot.

Le trait le plus frappant de cette monstrueuse épopée, le fait sans précédent est, dans chacune des nations en guerre, l’unanimité pour la guerre. C’est comme une contagion de fureur meurtrière qui, venue de Tokyo il y a dix années, ainsi qu’une grande vague, se propage et parcourt tout le corps de la terre. À cette épidémie, pas un n’a résisté. Plus une pensée libre qui ait réussi à se tenir hors d’atteinte du fléau. Il semble que sur cette mêlée des peuples, où, quelle qu’en soit l’issue, l’Europe sera mutilée, plane une sorte d’ironie démoniaque. Ce ne sont pas seulement les passions de races, qui lancent aveuglément les millions d’hommes les uns contre les autres, comme des fourmilières, et dont les pays neutres eux-mêmes ressentent le frisson ; c’est la raison, la foi, la poésie, la science, toutes les forces de l’esprit qui sont enrégimentées, et se mettent dans chaque État, à la suite des armées. Dans l’élite de chaque pays, pas un qui ne proclame et ne soit convaincu que la cause de son peuple est la cause de Dieu, la cause de la liberté et du progrès humains.

Romain Rolland, « Au-dessus de la mêlée », article du 15 septembre 1914, Journal de Genève

repris dans « Au-dessus de la mêlée » (édition en volume novembre 1915), réédition Petite Bibliothèque Payot, 2013, p. 67à 69. 

 

 

 

 

 

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8 septembre 2014 1 08 /09 /septembre /2014 19:09

 

 

Marcel MARTINET

Né en 1887 à Dijon, mort en 1944 à Saumur.
« Militant révolutionnaire, socialiste, pacifiste et écrivain prolétarien » (Wikipedia)

Renonce à passer l'agrégation, obtient un poste de rédacteur à l'Hôtel de Ville de Paris.

En juillet 14, comme les rares militants refusant la fatalité du conflit et le ralliement à « l'Union Sacrée », il se trouve isolé et désemparé : « Est-ce que je suis fou ? Où les autres ? »

Exempté pour raison de santé, il se rapproche de Romain Rolland.
En 1917 il est sanctionné par son administration pour avoir signé une pétition.
La même année son recueil de poèmes « Les temps maudits » ayant été censuré en France est édité en Suisse. L'auteur écrit dans sa préface : « il est sorti de moi brûlant et tout armé... un livre qui n'est qu'un cri de douleur et de colère... toutes les forces morales et sociales ont été par tous les pays perverties.. »

Dans son « Journal », le 9 mai 1917, Romain Rolland écrit : « Je reçois le premier exemplaire de l'admirable livre de Marcel Martinet, Les Temps maudits. Je ne puis le relire sans émotion. Je le regarde comme l'œuvre la plus poignante de la guerre - plus que Le Feu et surtout bien supérieure au Feu, par la qualité d'art et d'âme. »

Le livre sera édité en France en 1920 et traduit en plusieurs langues.
Puis Marcel Martinet tomba dans l'oubli. Il faudra attendre les années 70 pour une première réédition.

 

Tu vas te battre, par Marcel Martinet.

 Tu vas te battre.


Quittant
L’atelier, le bureau, le chantier, l’usine,


Quittant, paysan,

La charrue, soc en l’air, dans le sillon,
La moisson sur pied, les grappes sur les ceps,
Et les bœufs vers toi beuglant du fond du pré,


Employé, quittant les madames,
Leurs gants, leurs flacons, leurs jupons,
Leurs insolences, leurs belles façons,
Quittant ton si charmant sourire,


Mineur, quittant la mine
Où tu craches tes poumons
En noire salive,


Verrier, quittant la fournaise
Qui guettait tes yeux fous,


Et toi, soldat, quittant la caserne, soldat,
Et la cour bête où l’on paresse,
Et la vie bête où l’on apprend
À bien oublier son métier,
Quittant la rue des bastringues,
La cantine et les fillasses,
Tu vas te battre.


Tu vas te battre ?
Tu quittes ta livrée, tu quittes ta misère,
Tu quittes l’outil complice du maître ?
Tu vas te battre ?


Contre ce beau fils ton bourgeois
Qui vient te voir dans ton terrier,
Garçon de charrue, métayer,
Et qui te donne des conseils
En faisant à son rejeton
Un petit cours de charité ?


Contre le monsieur et la dame
Qui payait ton charmant sourire
De vendeur à cent francs par mois
En payant les robes soldées
Qu’on fabrique dans les mansardes ?


Contre l’actionnaire de mines
Et contre le patron verrier ?


Contre le jeune homme en smoking
Né pour insulter les garçons
Des cabinets particuliers
Et se saouler avec tes filles,
En buvant ton vin, vigneron,
Dans ton verre, ouvrier verrier ?


Contre ceux qui dans leurs casernes
Te dressèrent à protéger
Leurs peaux et leurs propriétés
Des maigres ombres de révolte
Que dans la mine ou l’atelier
Ou le chantier auraient tentées
Tes frères, tes frères, ouvrier ?


Pauvre, tu vas te battre ?
Contre les riches, contre les maîtres,
Contre ceux qui mangent ta part,
Contre ceux qui mangent ta vie,
Contre les bien nourris qui mangent
La part et la vie de tes fils,
Contre ceux qui ont des autos,
Et des larbins et des châteaux,
Des autos de leur boue éclaboussant ta blouse,
Des châteaux qu’à travers leurs grilles tu admires,
Des larbins ricanant devant ton bourgeron,
Tu vas te battre pour ton pain,
Pour ta pensée et pour ton cœur,
Pour tes petits, pour leur maman,
Contre ceux qui t’ont dépouillé
Et contre ceux qui t’ont raillé
Et contre ceux qui t’ont souillé
De leur pitié, de leur injure,
Pauvre courbé, pauvre déchu,
Pauvre insurgé, tu vas te battre
Contre ceux qui t’ont fait une âme de misère,
Ce cœur de résigné et ce cœur de vaincu… ?


Pauvre, paysan, ouvrier,


Avec ceux qui t’ont fait une âme de misère,
Avec le riche, avec le maître,
Avec ceux qui t’ayant fusillé dans tes grèves
T’ont rationné ton salaire,
Pour ceux qui t’ont construit autour de leurs usines
Des temples et des assommoirs
Et qui ont fait pleurer devant le buffet vide
Ta femme et vos petits sans pain,


Pour que ceux qui t’ont fait une âme de misère
Restent seuls à vivre de toi
Et pour que leurs grands cœurs ne soient point assombris


Par les larmes de leur patrie,


Pour te bien enivrer de l’oubli de toi-même,
Pauvre, paysan, ouvrier,
Avec le riche, avec le maître,
Contre les dépouillés, contre les asservis,
Contre ton frère, contre toi-même,
Tu vas te battre, tu vas te battre !


Va donc !



Dans vos congrès vous vous serriez les mains,
Camarades. Un seul sang coulait dans un seul corps.
Berlin, Londres, Paris, Vienne, Moscou, Bruxelles,
Vous étiez là ; le peuple entier des travailleurs
Était là ; le vieux monde oppresseur et barbare
Sentant déjà sur soi peser vos mains unies,
Frémissait, entendant obscurément monter
Sous ses iniquités et sous ses tyrannies
Les voix de la justice et de la liberté,
Hier.


Constructeurs de cités, âmes libres et fières,
Cœurs francs, vous étiez là, frères d’armes, debout,
Et confondus devant un ennemi commun,
Hier.


Et aujourd’hui ? Aujourd’hui comme hier
Berlin, Londres, Paris, Vienne, Moscou, Bruxelles,
Vous êtes là ; le peuple entier des travailleurs
Est là. Il est bien là, le peuple des esclaves,
Le peuple des hâbleurs et des frères parjures.


Ces mains que tu serrais,
Elles tiennent bien des fusils,
Des lances, des sabres,
Elles manœuvrent des canons,
Des obusiers, des mitrailleuses,
Contre toi ;
Et toi, toi aussi, tu as des mitrailleuses,
Toi aussi tu as un bon fusil,
Contre ton frère.


Travaille, travailleur.
Fondeur du Creusot, devant toi
Il y a un fondeur d’Essen,
Tue-le.
Mineur de Saxe, devant toi
Il y a un mineur de Lens,
Tue-le.
Docker du Havre, devant toi
Il y a un docker de Brême,
Tue et tue, tue-le, tuez-vous,
Travaille, travailleur.


Oh ! Regarde tes mains.


Ô pauvre, ouvrier, paysan,
Regarde tes lourdes mains noires,
De tous tes yeux, usés, rougis,
Regarde tes filles, leurs joues blêmes,
Regarde tes fils, leurs bras maigres,
Regarde leurs cœurs avilis,
Et ta vieille compagne, regarde son visage,
Celui de vos vingt ans,
Et son corps misérable et son âme flétrie,
Et ceci encor, devant toi,
Regarde la fosse commune,
Tes compagnons, tes père et mère…


Et maintenant, et maintenant,
Va te battre.

jeudi 30 juillet 1914



 

 

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1 septembre 2014 1 01 /09 /septembre /2014 15:49

 

CHEVALLIER Gabriel

Né à Lyon en 1895, mort à Cannes en 1969

Surtout connu pour son roman de 1934 « Clochemerle » chronique villageoise qui voit s'affronter laïcards et cathos autour de la construction d'une pissotière. Vendu à des millions d'exemplaires, plusieurs adaptations cinématographiques.

Moins connu son roman « La peur » de 1930, inspiré de son expérience de soldat . Mobilisé en 1914, blessé en 1915, retourne au front comme simple soldat jusqu'à la fin de la guerre, démobilisé en 1919. Il décrit la souffrance et la peur du soldat et critique la stupidité du haut commandement. Ce récit réaliste est accueilli par des mouvements divers. Certains le considèrent « comme l'un des plus grands livre sur la guerre des tranchées. » En 1939 sa vente fut suspendue avec son accord : « Quand la guerre est là, ce n'est plus le moment d'avertir les gens qu'il s'agit d'une sinistre aventure aux conséquences imprévisibles. Il fallait le comprendre avant et agir en conséquence ».

La première victime de la guerre, par Gabriel Chevallier.

 Dans l’après-midi du 3 août, en compagnie de Fontan, un camarade de mon âge, je parcours la ville.
À la terrasse d’un café du centre, un orchestre attaque La Marseillaise. Tout le monde l’entend debout et se découvre. Sauf un petit homme chétif, de mise modeste, au visage triste sous son chapeau de paille, qui se tient seul dans un coin. Un assistant l’aperçoit, se précipite sur lui, et, d’un revers de main, fait voler le chapeau. L’homme pâlit, hausse les épaules et riposte : « Bravo ! courageux citoyen ! » L’autre le somme de se lever. Il refuse. Des passants s’approchent, les entourent. L’agresseur continue : « Vous insultez le pays, je ne le supporterai pas ! » Le petit homme, très blanc maintenant, mais obstiné, répond : « Je trouve bien que vous offensez la raison et je ne dis rien. Je suis un homme libre, et je refuse de saluer la guerre ! » Une voix crie : « Cassez-lui la gueule à ce lâche ! » Une bousculade se produit de l’arrière, des cannes se lèvent, des tables sont renversées, des verres brisés. L’attroupement, en un instant, devient énorme. Ceux des derniers rangs, qui n’ont rien vu, renseignent les nouveaux arrivants: “C’est un espion. Il a crié: Vive l’Allemagne!” L’indignation soulève la foule, la précipite en avant. On entend des bruits de coups sur un corps, des cris de haine et de douleur. Enfin, le gérant accourt, sa serviette sous le bras, et écarte les gens. Le petit homme, tombé de sa chaise, est étendu à travers les crachats et les bouts de cigarettes des consommateurs. Son visage tuméfié est méconnaissable, avec un œil fermé et noir; un filet de sang coule de son front et un autre de sa bouche ouverte et enflée; il respire difficilement et ne peut pas se lever. Le gérant appelle deux garçons et leur commande: “Enlevez-le de là!” Ils le traînent plus loin sur le trottoir où ils l’abandonnent. Mais un des garçons revient, se penche et le secoue d’un air menaçant: “Dis donc, et ta consommation?” Comme le malheureux ne répond pas, il le fouille, retire de la poche de son gilet une poignée de monnaie dans laquelle il choisit, en prenant la foule à témoin: “Ce salaud serait parti sans payer!” On l’approuve: “Ces individus sont capables de tout!” -Heureusement qu’on l’a désarmé! -Il était armé? -Il a menacé les gens de son revolver. -Aussi, nous sommes trop bons en France! -Les socialistes font le jeu de l’Allemagne, pas de pitié pour ces cocos-là! -Le prétendus pacifistes sont des coquins. Ça ne se passera pas comme en 70, cette fois!”

Pour fêter cette victoire, on réclame à nouveau La Marseillaise. On l’écoute en regardant le petit homme sanglant et souillé, qui geint faiblement. Je remarque près de moi une femme pâle et belle, qui murmure à son compagnon: “Ce spectacle est horrible. Ce pauvre homme a du courage…” Il lui répond :« Un courage d'idiot. On ne s'avise pas de résister à l'opinion publique. »
Je dis à Fontan :
- Voilà la première victime de la guerre que nous voyons
- Oui, fait-il rêveusement, il y a beaucoup d'enthousiasme ! 

La Peur (livre de poche)

 

 

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27 août 2014 3 27 /08 /août /2014 13:17

 

Autrement : pourquoi ? Comment ?

 

Ces textes choisis ont pour auteurs des femmes et des hommes qui, d'une façon ou d'une autre, ont marqué leur opposition à la guerre de 14-18, parfois au prix de la prison, de l'exil, et même de la mort (Guilbeaux condamné à mort s'éxila en Russie, Vigo « suicidé » dans sa cellule.)

Quelques-uns étaient déjà célèbres, : Romain Rolland (prix Nobel 1915 attribué en 1916), Georges Duhamel (qui sera élu à l'Académie française en 1935), d'autres le devinrent, plusieurs obtinrent le Prix Goncourt (Georges Duhamel, Barbusse). Mais ce sont des exceptions.
Les autres sont peu connus et le plus souvent inconnus. Leurs textes n'ont parfois jamais été publiés en France, où alors au lendemain de la guerre, puis sont tombés dans l'oubli. Vous ne trouverez pas leurs noms dans les histoires de la littérature, ni leurs poèmes dans les anthologies poétiques.

Quant aux historiens, sauf exceptions, ils ignorent « les pacifistes » ou les traitent avec mépris,

(comme le reconnaît Nicolas Offenstadt : « Ces historiens ont notamment en commun la résistance qu'ils opposèrent ou qu'ils opposent encore à toutes les approches considérées comme "pacifistes" de la guerre, au sens où elles travestiraient la réalité du conflit au nom d'un idéal de paix ») alors que l'histoire (et particulièrement l'histoire des relations entre la France et l'Allemagne) leur a donné raison.

 

 

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24 août 2014 7 24 /08 /août /2014 16:27

 



Catherine POZZI (1882-1934)

Poétesse, femme de lettre. Fille de chirurgien. Au début de la guerre, s'engage dans l'hôpital de son père. Bachelière en 1918. Mariée en 1908 avec le dramaturge Claude Bourdet dont elle aura un fils. Divorce en 1920. Liaison avec Paul Valéry de 1920 à 1928.



Extraits de son journal.
(Remarquables la lucidité, la finesse de l'observation et la qualité d'analyse de cette jeune femme, devant la frivolité des infirmières et la désinvolture du ministre et des généraux, tous ces professionnels qui ont en commun leurs ambitions et leur incompétence. Evoque les trente ou quarante mille gars qui ont payés cette erreur. Elle est proche de la réalité. Pour la seule journée du 24 août quarante mille morts, vingt-sept mille français, treize mille allemands et pour le mois d'août 84500 soldats français ont perdu la vie.)

21 août 1914
Je travaille à l'hôpital de l'admirable Père (son père qui dirigeait le service de chirurgie gynécologique de l'hôpital Broca). J'accumule des connaissances chirurgicales, sans but précis, comme on fait des provisions. Assez de dames ondulées, voiles blancs au vent, ornent les automobiles de la Croix-Rouge! Et révoltent mon sérieux par leur frivolité. Assez d'infirmières major pavanent leur gracieuse incapacité et piaffent en souhaitant les monceaux de blessés dont elles augmentent leur impatience! Je serai surnuméraire et ne me présenterai pas: cependant, je veux savoir.

 26 août 1914. Mercredi.
La grande bataille a eu lieu, de Verton à Mons, de samedi à lundi soir. Nous avons pris l'offensive et, comme dit le ministère de la Guerre qui excelle à optimiser la défaite, "pas réussi à percer les lignes ennemies". Nous avons "repris une position défensive qui convient mieux que l'autre à nos ressources en hommes". Allons, tant mieux, mais que disent les trente ou quanrante mille gars qui ont payé cette petite erreur?

   En Alsace, nous lâché Mulhouse, ça fait la seconde fois, mais "c'est au nord que se joue la partie" et l'abandon de l'Alsace a pour Messimy "peu d'importance". Ainsi le ministère de la Guerre arrive à donner, en quelques lignes quotidiennes l'impression de son extrême stupidité et du mépris où il nous tient tous. Il y a les généraux, là-bas qui travaillent sans écrire et valent peut-être mieux.

   En Lorraine, toute une division composée de gens du Midi a lâché pied: il a fallu abandonner les cols des Vosges, les Allemands ont avancé sur Epinal. Hier, on ne rencontrait que des pessimistes et le bel esprit de Paris, essuyé comme du fard... Cependant je m'évertuais à chanter que, même seraient-ils à Reims, la victoire nous resterait et que le désespoir était une maladie du patriotisme. Sans doute faut-il être un travailleur conscient pour savoir ce que peut compter l'énergie morale des non-combattants en faveur du succès des autres.

   Les Allemands sont entre Mézières et Rethel, entre Guise et Terguier. La Fère et vers Amiens: moins de 200 kilomètres les séparent de Paris. Un avion allemand, survolant Paris vers midi aujourd'hui a laissé tomber avec quelques bombes une oriflamme et une lettre où était écrit que nous n'avions plus qu'à nous rendre. Comment, de Charleroi en Belgique ont-ils fait, sans bataille ce bond que les communiqués ministériels nous apprennent avec une satisfaction enjouée?

   Les hautes classes prennent le train. Les autres font de sales figures. Pas de panique encore cependant.

 

 

 

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7 août 2014 4 07 /08 /août /2014 17:19

Le baptême du feu

 

Je n'avais que vingt ans d'âge à ce moment là...

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Je me pensais aussi (derrière un arbre) que j'aurais bien voulu le voir ici moi, le Déroulède dont on m'avait tant parlé, m'expliquer comment qu'il faisait, lui, quand il prenait une balle dans le bidon.

Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre décidément, n'était pas terminée! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s'il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement.

Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais et ses chemins qui vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à y pas tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.

Le colonel c'était donc un monstre! A présent j'en était assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait durer indéfiniment... Pourquoi s'arrêteraient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

 

Louis-Ferdinand Céline

Voyage au bout de la nuit





Le baptême du feu

 

(24 août 1914)

L'adjudant nous fait signe de ramper jusqu'à un petit champ de pommes de terre... Sur les coudes, sur les cuisses, j'avance, le front contre les souliers cloutés d'un camarade. M'y voilà! Autour de moi, les balles fouettent la terre meuble, décapitant les fanes de pommes de terre. Nous sommes à vingt mètres d'une grande route bordée d'arbres. Le fossé de la route c'est le salut! Mais il faut franchir un espace découvert et battu par le feu des mitrailleuses. Sale moment! Un homme bondit, fait quelques pas, s'écroule sans un cri, la face contre terre, les bras en croix. Un second s'élance, franchit la moitié du terrain, roule comme un lapin touché et hurle, les mains sur le bas ventre, avec une intonation ridicule «Oh! Là là! Oh!là là là!» Un troisième part, s'arrête net, pivote, la face ensanglanté, et s'abat en gémissant avec une voix de petit enfant : «Maman! Ah! maman !»

…..

A quinze mètres devant moi, un gros noir tombe dans le tas avec un fracas de tonnerre. Lorsque la fumée se dissipe, il n'y a qu'une bouillie d'hommes, d'où sort un horrible râle. Du tas de chair et de drap fumants, émerge brusquement à grand coups d'épaule, un torse sanglant : la face n'est qu'un disque vermillon. Plus de nez, plus d'yeux; je ne vois qu'un trou, un énorme trou qui hurle...

Je m'élance, je saute par-dessus le tas de corps broyés... Du sang, partout du sang; sur les cadavres, sur les blessés qui courent; des flaques rouges sur l'herbe, des éclaboussures sur la route, des giclures sur les troncs. Partout du rouge, du rouge. J'ai du rouge plein les yeux. Lorsque je fixe le ciel, j'y vois des taches pourpres...

 

Jean Galtier-Boissière

Mémoires d'un parisien ; Editions de La Table Ronde, 1960

 

Le caporal Galtier-Boissière découvre ici les horreurs de la guerre et les inepties stratégiques. En septembre 1914, après seulement quelques semaines de combat, il écrira avoir épuisé sa «capacité d'émotion» et rester «insensible» devant les villages en ruines, avouant être définitivement déniaisés par la vision des cadavres : «les lamentations des civils, dont les soudards allemands ont vidés les caves et les armoires, nous ont semblé disproportionnées, presque déplacées, alors que nous venions de défiler, les larmes aux yeux, devant les cadavres putréfiés de nos pauvres camarades tués pour défendre leur village. Maintenant, ces froides ruine à la Pompéi – décor parfaitement adéquat aux horreurs de la guerre – nous laissaient insensibles, alors qu'il y a un mois elles nous auraient peut-être bouleversées.» C'est que, comme l'écrira le cuirassier Céline dans Voyage au bout de la nuit : «On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté».

 

 

Jean Galtier-Boissière, homme de lettres et journaliste, fait son service militaire depuis deux ans déjà quand la guerre déclarée. Caporal incorporé dans l'infanterie puis, après plusieurs séjours à l'hôpital, dans l'artillerie, il ne sera démobilisé qu'en 1918. Entre-temps, il a fondé, en 1915, Le Crapouillot, journal de tranchée qui se développera dans l'après-guerre. Egalement collaborateur du Canard Enchaîné, Galtier-Boissière republiera des souvenirs de guerre – La fleur au fusil, Un hiver à Souchez et Loin de la Riflette – qu'il rassemblera en 1960 dans les trois tomes de Mémoires d'un Parisien, agrémentés de souvenirs inédits.

 

 

Texte de Galtier-Boissière et notes de Gilles Heuré extraits de « Le dégout de la guerre de 1914 »,

éditions Mercure de France, 2014



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7 août 2014 4 07 /08 /août /2014 17:17

 

Août 1914 – Ah Dieu ! que la guerre est jolie 

 

De 1914 à 1915 – plus rarement au-delà -, la Première Guerre mondiale a été saluée comme l'épreuve régénératrice venue revitaliser la nation et la race françaises, en proie à une dégénérescence que l'on craignait fatale. En effet, depuis la défaite de 1870 et l'amputation du territoire, l'extrême droite nationaliste ne cessait de crier à la décadence de la nation, à la perte de la vitalité et de force du sang français dont l'atonie démographique serait le révélateur, au même titre que l'expansion de la criminalité ou le relâchement des mœurs....(page 11)

Le thème de la régénération de la France, jusque-là l'apanage de l'extrême droite, dépasse de loin, depuis la mobilisation, le terreau idéologique sur lequel il a prospéré. Son discours a envahi la presse et domine sans partage de 1914 à 1915, avant que les faits, l'horreur de la guerre industrielle, lui donnent tort.... (p.13)

« Ces événements sont fort heureux... il y a quarante ans que je les attends... la France se refait, et selon moi elle ne pouvait pas se refaire autrement que par la guerre qui purifie », exulte le cardinal Baudrillart le 16 août 1914... (p.22)

Après la décadence et la régénération, surgit donc l'attente d'un monde nouveau, d'une France libérée des trois périls biopolitiques qui menaçaient sa cohésion – l'alcoolisme, la syphilis et la pornographie, corrompant respectivement le corps, le sang et l'âme... (p.25)

 

Jean-Yves Le Naour

Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre

Aubier (2002)

 

 

 

 



L'adieu du cavalier

    Ah Dieu ! que la guerre est jolie
    Avec ses chants ses longs loisirs
    Cette bague je l'ai polie
    Le vent se mêle à vos soupirs

    Adieu ! voici le boute-selle
    Il disparut dans un tournant
    Et mourut là-bas tandis qu'elle
    Riait au destin surprenant

Guillaume Apollinaire Calligrammes Poèmes de la paix et de la guerre (1915-1916)





 

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7 août 2014 4 07 /08 /août /2014 17:10

 

La mobilisation générale.

Le 2 août 1914.

 

Une après-midi brûlante d'août, les rues du village quasi désertes, soudain un roulement de tambour : c'est sans doute un déballage d'un marchand forain sur «la Place» ou bien des acrobates qui annoncent leur représentation pour le soir.

Mais non ce n'est pas cela, car le tambour s'étant tu, on entend la voix de l'appariteur, du «commissaire», comme on désigne cet unique représentant de l'autorité communale. Alors on tend les oreilles, s'attendant à entendre la lecture d'un arrêté sur la rage ou la propreté des rues.

Hélas ! Cet homme annonçait, après le déluge, le plus effroyable cataclysme qui eut jamais affligé notre humanité, il annonçait le plus grand de tous les fléaux, celui qui engendre tous les maux : il annonçait la mobilisation générale, prélude de la guerre, la guerre maudite, infâme, déshonorante pour notre siècle, flétrissante pour notre civilisation dont nous étions si orgueilleux.

Cette annonce, à ma grande stupeur, souleva plus d'enthousiasme que de désolation; des gens inconscients semblaient fiers de vivre un temps où quelque chose de grand, de formidable allait se passer; les moins emballés ne doutaient pas un instant d'une prompte et décisive victoire.....

Le 4 août, troisième jour de la mobilisation, la moitié environ des hommes mobilisés du village s'embarqua à la gare accompagnée par la presque totalité de la population.

Tout le monde montra un vrai ou faux courage et il n'y eu que deux femmes aux nerfs trop sensibles qui s'évanouirent en voyant partir leur fils ou leur époux.....

 

Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier,

1914-1918

La Découverte/Poche, édition du centenaire

 

 

 

La nouvelle.

La guerre?... Jusqu'à la fin du mois dernier, ce n'était qu'un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l'été. La guerre? Peut-être, oui, très loin, de l'autre côté de la terre, mais pas ici... Comment imaginer que l'écho même d'une guerre pût franchir ces rochers, farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par la petite serre des oiseaux...

C'était pourtant la guerre...

C'était la guerre. Dans Saint-Malo, où nous courions chercher des nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous : la Mobilisation Générale.

Comment oublierais-je cette heure-là? Quatre heures, un beau jour voilé d'été marin, les remparts dorés de la vielle ville debout devant une mer verte sur la plage, bleu à l'horizon, les enfants en maillots rouges quittent le sable pour le goûter et remontent les rues étranglées... Et du milieu de la cité tous les vacarmes jaillissent à la fois : le tocsin, le tambour, les cris de la foule, les pleurs des enfants... On se presse autour de l'appariteur au tambour, qui lit : on n'écoute pas ce qu'il lit, on le sait. Des femmes quittent les groupes en courant, s'arrêtent comme frappées, puis courent de nouveau, avec un air d'avoir dépassé une limite invisible et de s'élancer de l'autre côté de la vie. Certaines pleurent brusquement, et brusquement s'interrompent de pleurer pour réfléchir, la bouche stupide. Des adolescents pâlissent et regardent devant eux en somnambules....

Les détails de cette heure me sont pénibles et nécessaires, comme ceux d'un rêve que je voudrais ensemble quitter et poursuivre avidement.

 

Colette

Les heures longues 1914-1917
Fayard 1917

 

 

 

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